
Ce qu’Armand Salacrou et les communistes disaient de Jules Durand en 1960…
Quelques réponses d’Armand Salacrou aux questions d’Appel-Muller dans La Nouvelle critique : revue du marxisme militant de juin-juillet 1960, N°117
— Si c’est une histoire, et je crois en effet que c’est une histoire de la lutte ouvrière française à travers les siècles, c’est aussi une histoire de mon enfance. J’ai déjà dit que c’est en tant qu’enfant que j’ai vécu cette aventure. Connaissez- vous une note que j’ai appelée « Certitudes et incertitudes morales et politiques », où, il y a quelques années, j’ai essayé de m’y retrouver dans mes réflexions politiques et morales ? Vous verrez que je n’ai pas improvisé l’affaire Durand, si j’ose dire, ces mois derniers ; dans cette note, vous pouviez lire ; « C’était au moment de la scandaleuse affaire du syndicaliste Durand, anarchiste innocent, tombé dans un traquenard policier, accusé d’un crime, condamné à la peine de mort. Le monde entier se passionna pour ce docker havrais ; c’est jusqu’aux ouvriers de Chicago qui organisèrent des grèves de solidarité et signèrent des pétitions contre le verdict. » Le Président de la République gracia, ne commua pas la peine de mort en travaux forcés à perpétuité, mais gracia complètement Durand, tant son innocence était évidente, et répugnante la provocation policière. Quand la grâce arriva, Durand était devenu fou de douleur, et il termina ses jours enfermé dans l’asile d’aliénés de Quatre-Mares. » Certains de mes camarades de lycée — j’étais alors au lycée — étaient des fils d’armateurs ou importateurs qui employaient ces dockers, dont la police brisait les grèves avec la violence que je viens d’évoquer. Ajoutez à cela que nous habitions devant la prison, que mon père était, comme tous ses amis, convaincu de l’innocence de Durand. C’est ce choc d’un enfant de dix ans qui apprend tout à coup que la prison n’est pas du tout ce que racontent les histoires de nourrices : l’endroit où l’on punit les méchants, mais que la prison peut être aussi l’endroit où l’on enferme les innocents. Et cette révolte d’enfant m’a poursuivi toute ma vie. […]
Vous savez qu’il n’y a rien de plus dangereux que la mémoire, surtout la mémoire d’un écrivain. Combien de fois m’est-il arrivé, dans ma vie, d’être certain d’un fait, et ensuite preuves à l’appui (soit des notes que j’avais prises moi-même, soit des affirmations de témoins en qui j’ai une entière confiance) de constater qu’inconsciemment le fait s’était peu à peu transformé, avait proliféré. Et je craignais d’avoir retransformé l’affaire Durand, puisque je vous dis que je l’ai vécue à l’âge de dix ans. Mais depuis quelques années, j’ai essayé de retrouver tout ce qu’on peut retrouver comme documents. J’ai essayé de retrouver certains témoins encore vivants. J’ai relu toute la presse de l’époque, la presse réactionnaire comme la presse socialiste, la parisienne comme la havraise. J’ai retrouvé pas mal de choses, les comptes rendus du procès, les plaidoiries des avocats, sauf, d’ailleurs, celle de René Coty, qui fut l’avocat de Durand. Je la lui ai demandée, mais il ne l’avait plus. Quelquefois, simplement un geste, un détail rapporté me donnait, me semblait-il, la clé d’un personnage. Par exemple, le fait que Durand élevait des pigeons-voyageurs et refusait de boire, que sa mère avait un livret de caisse d’épargne, que son père, le jour du jugement, s’est jeté sous un train dans la gare de Rouen ; et beaucoup d’actes, de gestes comme ceux-là qu’il serait trop long de rappeler. Sans oublier le souvenir des dockers qui habitèrent le quartier de mes dix ans… A partir de tout cela, j’ai donc écrit cette pièce. J’ai écrit en essayant non pas de romancer, mais de serrer d’aussi près que possible une certaine vérité historique. Et je dois dire que j’ai eu très peur quand j’ai publié le livre. J’étais sûr de mon intention, mais vous savez, on peut objectivement être un « salaud », avec de très bonnes intentions. Et j’aurais été désolé d’avoir écrit une œuvre où les héros de mon histoire ne se seraient pas reconnus. Je dois dire qu’une des plus grandes joies de ma vie d’écrivain, c’est d’avoir reçu des dockers actuels du Havre, que je ne connais pas et qui ne me connaissent pas, mais qui ont lu mon livre et qui se nomment eux-mêmes « les successeurs de Jules Durand et de ses camarades », le texte d’un communiqué de leur syndicat qu’ils ont fait publier. J’y lis ceci : « Cette pièce courageuse et émouvante, écrite avec talent, met en scène les principaux personnages de l’affaire en respectant la vérité historique. Tous ceux qui l’ont lue recommandent (le livre) à ceux plus nombreux encore, qui le liront pour revivre dans ces pages le drame de Jules Durand. »
Je crois que, pour moi qui suis le type du petit-bourgeois devenu écrivain individualiste, c’est un jugement très important. J’ai certes milité pendant six ans, quand j’étais jeune. J’ai fondé en 1916 les Jeunesses socialistes du Havre. A ce moment-là les Jeunesses socialistes du Havre, c’était l’extrême… Il n’y avait rien d’autre. J’ai suivi les majoritaires au Congrès de Tours, j’ai milité dans le Parti jusqu’en 1922, mais tout de même j’étais le garçon qui n’a jamais coltiné du charbon sur les quais ; dans mon livre, d’ailleurs, je le dis : « Je crois qu’on ne peut comprendre l’ouvrier que si on a partagé non seulement les luttes, la misère, mais aussi les difficultés de la situation ouvrière ». Et moi qui n’ai jamais, ni à dix ans, ni à vingt ans, ni jamais plus tard, partagé cette vie, comment allais-je réinventer la vie des ouvriers charbonniers ? Vous savez qu’il n’y a pas beaucoup d’ouvriers dans le théâtre français contemporain. Les « miens » allaient-ils être des ouvriers d’opérette ? Je dois dire que le fait que ceux qui se considèrent eux-mêmes, à la C.G.T., les successeurs de Jules Durand, affirment que mon livre ne les trahit pas, loin de là, et qu’ils reconnaissent leurs pères dans mes héros ainsi que la vie et le procès de Durand, a été pour moi un très grand réconfort.[…]
Durand n’est pas un grand théoricien ; c’était loin même d’être un théoricien. C’est peut-être par là qu’il m’a plu, d’abord, parce qu’un grand théoricien, je ne crois pas que ça puisse faire une bonne pièce de théâtre. On a joué il y a une dizaine d’années, une pièce sur Karl Marx ; la pièce n’était pas très bonne, parce que les grands théoriciens, ce sont d’abord d’autres théoriciens qui doivent étudier leur vie ou leur œuvre, et ça s’étudie dans des œuvres théoriques. Je crois donc que Jules Durand était un personnage de théâtre, précisément dans la mesure où il n’était pas un théoricien. J’ai pu prononcer au hasard d’une conversation le mot « saint ». C’est cependant un mot qui n’a pas grand sens, en dehors du catholicisme. Si je voulais prendre un mot pour qualifier Durand, je dirais plutôt un héros. Mais là encore, je crois que ni le mot saint ni le mot héros n’ont de valeur, car Durand était simplement un militant qui ne pensait pas du tout à ses risques personnels, qui ne pensait qu’à la cause qu’il voulait défendre ; c’était, si vous voulez, le type même du parfait militant qui ne pense pas à la mort, mais à son travail. Durand n’aimait pas la mort. Il aurait voulu vivre. Il ne s’est pas jeté du tout au-devant des mitrailleuses en disant ; « Vive la mort ». C’est un homme qui aimait vivre et qui, malheureusement, n’a pas pu vivre. Durand était un homme doux, tendre et bon. Sa révolte devant la misère l’avait conduit au syndicat pour libérer la classe ouvrière, et à l’anarchie par fraternité humaine. Or en 1910, certains anarchistes essayent d’annexer Jésus-Christ, et dans les lettres de la folie de Durand, il a essayé de s’identifier à Jésus-Christ, mais pas du tout comme un chrétien, mais comme un anarchiste révolutionnaire pour qui Jésus-Christ était un anarchiste révolutionnaire. Pour lui, et pour beaucoup d’anarchistes à l’époque, Jésus fut l’homme qui s’opposa aux riches, qui essaya d’instituer une sorte d’amour universel. Le « Aimez- vous les uns les autres » était pour ces compagnons anarchistes, très près du « Travailleurs de tous les pays unissez-vous ». Et il y a des lettres de Durand après la condamnation à mort où il écrit : « Jésus aussi a souffert sur la croix, et moi aussi je souffre comme Jésus », mais il est hors de question qu’on puisse penser à une foi religieuse. D’ailleurs, les catholiques n’ont jamais essayé d’annexer Jules Durand. […]
Au procès, je crois qu’il a été très déconcerté. J’ai assisté, avant d’écrire ce livre, à deux ou trois procès d’assises, dont celui de Dominici. J’avoue que c’est, pour un accusé, extraordinairement déconcertant… Juré, j’aurais acquitté Dominici. J’avais le sentiment d’un innocent englué dans un jeu dont il ne comprenait pas le mécanisme épouvantable. Il existe une lettre publiée dans les journaux où Durand, à tort ou à raison, dit : « Mon avocat n’a pas fait montre de beaucoup d’esprit de contradiction ! » Mais l’avocat de Durand avait une tâche particulièrement difficile. C’était l’époque des grands attentats anarchistes : en Normandie, par exemple, il y eut des récoltes incendiées. Or, le jury était composé de paysans normands ; lorsque Durand a dit, ou lorsqu’on lui a fait dire, ou qu’on a dit de lui que c’était un anarchiste révolutionnaire, les jurés ont pensé : « C’est un de ces gars-là qui me brûle mon foin ». Alors, ils furent impitoyables.[…]
Mais bien sûr. D’ailleurs, il y a dans La Vie Ouvrière de 1911 un très complet compte rendu de l’affaire Durand, juste après sa condamnation. On sent, à travers ce compte rendu, comme une critique à l’égard de Durand sur sa manière de conduire cette grève. En plein mois d’août, on ne déclenche pas une grève du charbon.(…]
Interview de Roger Le Marec, secrétaire du syndicat des charbonniers en 1960 et de Louis Eudier, secrétaire adjoint de l’U.S.H. Ce sont deux militants communistes havrais qu’on ne peut soupçonner de connivence avec les anarchistes.
R. Le Marec. — Jules Durand est un héros de la classe ouvrière et il appartient un peu à la légende. Tous les ans nous allons sur sa tombe. Il y a chez lui des côtés qui paraissent curieux ; le fait qu’il ne buvait que de l’eau par exemple. Il n’y a pas de quoi sourire, il ne faut pas oublier le prestige et le respect qui entouraient un homme comme cela dans un milieu d’alcooliques.
L. Eudier. — C’était, en son temps, un militant exemplaire. Il était anarcho-syndicaliste, et pensait qu’il fallait d’abord éduquer la classe ouvrière avant de la mener à son émancipation politique et sociale. A cette fin, il se voulait un exemple avec beaucoup de courage. Il incarne un moment de la classe ouvrière. Il est hors de doute que le sacrifice d’hommes comme Durand a conduit la classe ouvrière à des mouvements plus élevés. La conduite à un niveau supérieur de conscience. C’est vrai en particulier au Havre où, dès 1922, les métallurgistes tinrent 110 jours de grève. Aussi notre souci est-il de présenter au monde ouvrier le véritable visage de Jules Durand, de le remettre dans son contexte, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’affaire.
R. Le Marec. — Je voudrais rappeler ce fait : aux Assises, tout de suite après l’énoncé de la sentence, les nerfs de Durand cédèrent devant la monstruosité du verdict. Il eut une crise de nerfs. Alors on lui passa la camisole de force. Par la suite, il la garda quarante jours dans la cellule des condamnés à mort. Voilà comment la bourgeoisie fabrique un fou. Et je ne parle pas des campagnes de diffamation qui suivirent sa libération et qui contribuèrent à le conduire à l’asile. L’affaire Durand, c’est l’affaire Dreyfus de la classe ouvrière.
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Nous reviendrons régulièrement sur l’Affaire Durand dont l’année 2026 correspond au centenaire de Jules Durand, anarchiste et syndicaliste.