L'abstention !

Echecs

L’abstention électorale – Jean Grave

Mais où cette divergence de vues s’accentue et accroît d’intensité, amenant les socialistes à traiter les anarchistes pis qu’ils ne traitent leurs adversaires bourgeois, et, par ricochet, les anarchistes à répondre de façon analogue, c’est devant la question du vote.

Et, comme cette question d’élection se dresse à chaque instant dans la vie de propagande, puisque journellement, il y a, quelque part, des candidats à choisir, des élus à proclamer, la lutte reprend à tous les instants, ne s’envenimant pas à chaque fois parce que, déjà, elle a atteint un diapason difficile à dépasser, mais conservant toute son acrimonie.

Ce fut, du reste, sur cette question que, en France se scindèrent les révolutionnaires, et que les anarchistes, se séparant des autres socialistes avec lesquels ils avaient marché jusqu’alors, répudiant absolument le suffrage universel au congrès du Centre en 1879, s’affirmèrent comme anarchistes et commencèrent leur propagande particulière.

Ayant reconnu que le bulletin de vote était non seulement incapable d’affranchir les exploités, mais était aussi, surtout, un instrument de domination et de tromperie à l’égard des travailleurs, les anarchistes combattent le suffrage universel non seulement comme inutile, mais comme très dangereux… pour ceux qui s’en servent.

Et les socialistes ne peuvent leur pardonner d’enseigner aux électeurs que le suffrage universel est un mensonge, eux qui ont basé toute leur fortune politique sur lui.

Mais cette divergence n’est, en somme, que la continuation de la lutte entre l’esprit de domination d’autorité d’un côté, et, de l’autre, de l’esprit d’affranchissement et de liberté !

Dans La Société mourante, au chapitre Autorité, j’ai déjà dit ce que je pensais du suffrage universel. J’ai essayé d’y démontrer son impuissance à apporter aucune amélioration au sort de tous ceux qui ont à souffrir de la société actuelle ; sa parfaite adaptation à les tromper, les leurrer et les décevoir.

Plus loin, en ce livre-ci, j’aurai à revenir sur l’inanité des réformes, c’est pourquoi je ne traiterai ici du suffrage universel que pour expliquer l’abstention.

Quand nous avons, aux prêcheurs de réformes, démontré l’inanité du suffrage universel, son mensonge lorsqu’il prétend représenter l’opinion, ceux-ci se cantonnent dans ce dernier argument :

« Mais si la classe ouvrière, par l’abstention systématique, se retire de lutte, elle s’exclut en fait du droit électoral et de la participation à la confection des lois ; c’est ainsi se supprimer elle-même, en se vouant à la seule volonté des maîtres. Quelle bénédiction pour les capitalistes ! la classe ouvrière se suicidant politiquement elle-même, les privilégiés pouvant jouir en tout repos, puisqu’ils resteront les maîtres de faire ce qu’ils voudront !»

Ce n’est voir qu’un côté de la question, ce n’est pas raisonner. Et la dernière législature écoulée, celle qui est en cours, nous démontrent que la politique n’est qu’un foyer corrupteur et que, lorsqu’il s’agit d’oublier les clauses du programme qui vous a fait élire, les socialistes ne diffèrent pas des autres politiciens.

S’ils ont combattu certaines restrictions à la liberté de penser et d’écrire, c’est qu’ils avaient peur que les lois proposées se retournent contre eux. Chaque fois qu’ils leur a semblé qu’elles ne pouvaient être dangereuses qu’à leurs adversaires, ils se sont abstenus quand ils n’osaient pas les légitimer. En tous cas, le plus souvent, quand ils les combattaient, c’était sur leur mode d’application et non pour le principe même.

Et lorsque, à un moment où le ministère s’appuyait sur eux, ils se refusèrent de voter l’abrogation des « lois scélérates » pour ne pas compromettre leur ministère, ils savaient que si on les appliquait, ce ne serait pas contre eux !

Et, pour l’affaire Dreyfus, les députés socialistes se sont-ils distingués des monarchistes ? Ne les avons-nous pas vus se mettre docilement à la remorque du pouvoir et voter toutes les mesures capables d’empêcher la vérité de se faire jour ? Y en a-t-il eu un seul qui ait osé élever la voix pour réclamer ce qu’exige la plus vulgaire honnêteté ?

Et lorsque nous savons que, quelle que soit l’étiquette de ceux qui seront au pouvoir, nous aurons à payer les pots cassés, peut-on nous faire un grand crime de nous désintéresser de la façon dont ils s’y seront hissés et que nous nous refusions à leur faire la courte échelle ?

Or, en ce qui nous regarde, si l’accusation de faire le jeu des réactionnaires, n’a pas grande valeur, voyons ce qu’elle vaut, en ce sens que, en provoquant l’abstention, nous enlevons aux candidats les plus progressistes, les voix des électeurs avancés, et compromettons ainsi les libertés acquises, en permettant aux réactionnaires d’être les maîtres au Parlement.

Aujourd’hui, la République est hors de cause. Bonapartistes, monarchistes, peuvent avoir encore quelques partisans, mais ces partisans n’ont aucune attache dans la population. Un coup de force leur est impossible. Leur attachement à un régime disparu n’est plus qu’un acte de foi qui n’a plus aucune conséquence.

Et les derniers événements nous le démontrent. Les convulsions de l’épileptique Déroulède en sont la preuve convaincante. Même unis aux réactionnaires républicains, avec l’appui de tout le fonctionnarisme, leur action est nulle pour un changement de régime.

C’est que toute la ploutocratie a intérêt à conserver l’étiquette de République. Par elle, elle a le pouvoir sans conteste ; par elle, elle endort les réclamations, et ils sont encore nombreux, ceux qui croient que la République est le régime par excellence pour donner la liberté et le bien-être, et sont convaincus que si les fonctions étaient remplies par des républicains sincères, cela serait suffisant pour leur donner tout ce qu’ils désirent.

Outre qu’elle ne tient pas à courir les dangers d’un coup de force qui, après tout, pourrait rater, la bourgeoisie n’a nul intérêt à avoir un roi ou un empereur qui, tout en étant forcés de la défendre – ils ne pourraient se tenir au pouvoir sans cela – pourraient cependant avoir la velléité de se faire de la popularité parmi les travailleurs aux dépens de ceux qui possèdent – Chose fort peu probable, mais toujours possible cependant, vu que l’on ne sait jamais ce qui peut se passer dans la tête d’un individu.

En exerçant le pouvoir elle-même, la bourgeoisie n’a pas cela à craindre, d’autant plus que le suffrage universel semble donner aux exploités une part de ce pouvoir et de cette autorité.

Les nombreux millions qu’elle serait forcée d’accorder à la liste civile, lui servent à créer des sinécures de plus en plus nombreuses où se casent les siens, augmentant ainsi le nombre de gens intéressés à sa défense. Elle échappe à toute responsabilité, son exploitation du pouvoir étant anonyme.

Le régime monarchique qui aurait eu les scandales parlementaires qui ont crevé comme des pustules sur le régime que nous subissons, ou qui aurait osé faire des lois restrictives comme en ont fait les républicains qui nous gouvernent, ce régime en serait mort.

Le suffrage universel s’il en a été éclaboussé, c’est si peu qu’il reste encore la meilleure arme gouvernementale aux mains de la bourgeoisie.

Et puis, c’est une erreur de croire qu’un gouvernement fasse absolument ce qu’il veut. L’axiome : « on n’a que le gouvernement que l’on mérite » est parfaitement vrai. Les gouvernants n’osent que ce que leur permet la lâcheté des gouvernés.

Quelles que soient les lois que vote un Parlement, elles ne peuvent être appliquées que si les gouvernés s’y prêtent.

Et les fameuses « lois scélérates » en sont un exemple.

Elles devaient foudroyer l’anarchie. Leur rédaction permettait de poursuivre et d’envoyer au bagne qui se réclamait de l’anarchie. Elles faisaient appel à l’espionnage, à la délation en punissant celui qui ne se faisait pas dénonciateur.

Et, cependant, nous continuons à nous proclamer anarchistes, nous continuons à développer nos idées, à faire la critique de l’ordre social, dans les mêmes termes, avec la même virulence qu’avant leur vote, et l’on a pas osé nous appliquer les lois.

Le peu qu’on a osé les appliquer ne l’a été que pendant une période de terreur, et, la terreur passée, chaque fois qu’on les a sorties, elles ont été plus bénignes que les lois ordinaires.

Cela, tout simplement, parce que l’on a été forcé de tenir compte d’une certaine opinion qui veut que toute idée puisse s’exprimer librement et qu’il n’est pas au pouvoir, même des gouvernants, de remonter certains courants.

Toute la réaction que nous avons à craindre c’est celle venant des Parlements. Et, comme on le voit, une forte opinion peut la faire avorter.

La vie d’un peuple ne se compose pas que d’élections ; sorti du bulletin de vote, ce ne sont pas les occasions d’agir qui manquent à son activité.

Et l’on peut travailler à susciter cette forte opinion publique, sans avoir besoin de prendre part aux tripotages électoraux.

Écœurés par la politique, convaincus de la malhonnêteté du milieu parlementaire et de sa nuisance, sachant que les lois sont inefficaces, là où elles ne sont pas appuyées par les faits, les anarchistes ont vu que, en tant qu’exploités et opprimés, ils n’avaient rien à gagner dans ce milieu corrupteur, et se sont mis à faire ressortir toute l’inutilité des campagnes électorales à leurs compagnons de chaîne.

S’apercevant que les quelques avantages que les travailleurs pouvaient en tirer ne valaient pas la dépense d’efforts que nécessitait l’envoi d’un député à la Chambre ; s’étant rendu compte que les individus qui venaient leur demander leurs suffrages, en leur promettant émancipation et bien-être au moyen de lois favorables, n’étaient que des fourbes ou des ignorants ; ne voulant plus être dupes, ne voulant plus dépenser leurs forces à des besognes inutiles, les anarchistes ont déserté le terrain politique.

Et cela, chez eux, n’est pas seulement une conviction, c’est un fait démontré par l’expérience et le raisonnement. Et c’est cette vérité qu’ils s’efforcent de faire pénétrer parmi le troupeau électoral.

Mais où les parlementaristes ont ils pris que l’abstention, telle que le comprennent les anarchistes, était synonyme de désertion, qu’il n’y avait plus qu’à se croiser les bras, et laisser la bourgeoisie tripatouiller la vie sociale à son aise ?

Je sais qu’il y a des esprits ainsi faits qui ne voient jamais qu’un côté des choses. Quand, une fois, ils se sont consacrés à une des subdivisions de l’activité mentale, ils veulent absolument faire de cette subdivision, le moteur principal de toutes les activités humaines, et lorsqu’ils ne nient pas ce qui n’est pas du ressort de leurs études, ils veulent à toutes forces le subordonner à leur idée fixe, et ne l’accepter que comme une dépendance de l’objet de leurs aptitudes.

Les partisans du vote raisonnent un peu comme cette sorte de gens : « Vous ne voulez pas voter, donc vous ne voulez rien faire », nous disent ils.

Or, pour des gens qui veulent s’emparer du pouvoir, d’où l’on doit prévoir tous les besoins d’une agglomération sociale, parer à toute difficulté, organiser tous les services que comporte une société, les réglementer et les ordonner pour que tout marche d’une façon parfaite, c’est faire montre d’un esprit absolument étroit ; lorsqu’il faudrait, au contraire, faire preuve d’une compréhension encyclopédique.

Voulant confier à quelques-uns la direction de tous, c’est admettre que ces quelques-uns, pour s’acquitter adroitement de leur tâche, possèdent toutes les connaissances humaines ! – Ils commencent par raisonner comme des gens bornés.

Il est impossible qu’un homme acquière un cerveau encyclopédique. Quelle que soit sa capacité, la somme des connaissances humaines dépasse la capacité cérébrale des plus doués. Et l’être le plus intelligent n’acquiert des connaissances en largeur, qu’en perdant en profondeur sur la plupart, sinon sur toutes.

Celui qui acquerrait une parfaite connaissance des choses, qui arriverait à déterminer tous leurs rapports, celui-là n’accomplirait aucun acte ; ne ferait aucun mouvement, n’émettrait aucune idée, sans en avoir prévu toutes les conséquences, Celui-là pourrait prédire l’avenir.

Celui-là, – en admettant que l’esprit de justice absolue soit en relation étroite avec l’intellectualité parfaite, celui-là, sauf l’immortalité, aurait la puissance d’un Dieu, et pourrait, peut-être gouverner équitablement les hommes.

Mais celui-là n’a jamais existé ; et il est plus que probable que l’humanité aura cessé d’exister avant qu’elle le produise, puisque, à cette heure, où les connaissances humaines sont encore si incomplètes il n’existe pas d’individu pouvant les embrasser toutes intégralement, et que les matières à connaître grandissent avec les connaissances et le cerveau.

Donc, quoiqu’en disent les parlementaristes, en s’abstenant de prendre part à la comédie électorale, les anarchistes n’ont nullement l’intention de laisser faire les réactionnaires.

Tant que les individus seront asservis économiquement, toutes les libertés politiques qu’on leur octroiera ne seront qu’un leurre, parce que celui qui, pour vivre, est forcé de se mettre à la solde d’un employeur, celui-là ne peut être libre devant qui peut le condamner à crever de faim en refusant d’utiliser ses services.

D’autre part, dans une société où l’activité de l’individu est bornée par la possession d’espèces monétaires, où tout se paie, tout se vend, il ne peut y avoir de liberté que pour celui qui possède. Et l’on aura beau reconnaître le plus solennellement possible, tous les droits voulus, à tous indistinctement, cela ne signifiera rien, tant que tous n’auront pas la possibilité d’user de ces droits.

Dans une société où tout est subordonné au pouvoir de l’argent, la légalité ne peut-être qu’au service de ceux qui détiennent le capital. Il n’y a rien à attendre du parlementarisme ; car le parlementarisme est la consécration légale de ce qui existe, et on ne détruira ce qui existe qu’en sortant de la légalité.

Nous ne voulons, non plus, charger personne d’agir en notre lieu et place, nous voulons agir par nous-mêmes, parce que en chargeant des tiers de faire des lois auxquelles nous devrions obéir ensuite, se serait tendre d’avance, le cou à toutes les lisières dont pourraient, par la suite, nous charger ceux dont nous aurions fait nos maîtres.

Je sais bien que beaucoup de socialistes affirment que leur gouvernement ne serait qu’un minimum de gouvernement ; que sa tâche serait d’assurer la liberté de tous, en se conformant, à tous les instants, à la volonté générale.

Outre que la tyrannie de la majorité est tout aussi bien, pour ceux qui la subissent, une tyrannie aussi répulsive que si elle n’émanait que d’un seul, j’ai dans La société future essayé de démontrer qu’il n’y avait pas de moyen terme entre l’autorité et la liberté individuelle.

Si un gouvernement, ou une administration (certains socialistes prétendent que leur gouvernement ne serait qu’administratif) doit édicter des mesures générales, il lui faudra une force pour les faire respecter. S’il n’a pas de force coercitive, il est inutile.

Et alors, ne voulant pas de gouvernement dans la société que nous rêvons, nous commençons dès maintenant à lutter contre ceux qui existent et refusons d’en constituer, si anodins soient ils, si bien intentionnés qu’ils nous assurent de l’être.

Ce que nous tenons surtout à démontrer, c’est que les institutions actuelles, si puissantes qu’elles paraissent, ne tirent de force que de la participation qu’y prennent les individus, nous voulons faire le vide autour d’elles pour les faire périr.

Cela est le côté négatif de notre propagande, la raison de notre abstention dans la politique. Mais notre activité ne se borne pas à la négative, elle a aussi un côté positif très large et qui s’élargira d’avantage par la diffusion de l’idée.

Et ce côté actif c’est, en toutes circonstance de la vie, d’agir autant faire que se peut dans la direction de nos idées, de façon à réaliser le plus possible ce que nous désirons.

Nous verrons plus loin, au chapitre que faire qu’elles peuvent être, déjà, ces différentes formes de notre activité.

Mais ce qui est certain, c’est que, règle générale, les lois ne sont autre chose que la sanction du fait accompli, ne sont que la reconnaissance d’une règle de mœurs ou de coutumes. Je ne parle pas, bien entendu, des lois d’occasion, faites pour les besoins passagers des gouvernants, et ne sont applicables que dans les situations exceptionnelles.

Lorsqu’une transformation de mœurs s’opère au sein de la population, la loi est forcée de s’effacer ou de se transformer, elle aussi. Ce fut un mouvement d’opinion publique en dehors du parlement qui, en Angleterre, força ce dernier à sanctionner la réduction des heures de travail.

De même que, lorsqu’elle est en avance sur l’opinion, la loi est encore forcée de rester inefficace.

En 1871, la Commune de Paris vota la reprise des ateliers abandonnés par les patrons. Mais, à part quelques exceptions, personne, à cette époque, ne parlait de reprise de possession. Aussi, la loi resta parfaitement inappliquée, et à l’état de lettre morte.

«Les partisans de la Commune se battaient à ce moment» nous répondra-t-on, «et n’avaient pas le temps de s’occuper de l’atelier».

On se battait, mais on travaillait aussi. Et lors de la prochaine révolution, la lutte militaire ne devra pas faire oublier la lutte économique.

S’emparer de l’atelier, supprimer la borne agraire, détruire les titres de propriétés chez le notaire, le cadastre et l’état-civil à la mairie, devra marcher de pair avec la défense de la barricade et l’attaque contre le pouvoir.

Nous verrons par la suite toutes les occasions que la vie sociale peut nous fournir pour agir. C’est l’action de tous les jours, de tous les instants, et que notre abstention n’est pas de la passivité.

Osera-t-on affirmer qu’agir ainsi, serait faire le jeu de la réaction ? oserait-on nier que cette action-là ne soit pas plus efficace que celle qui consiste à se reposer sur les promesses d’un candidat qui, si sincère soit-il, n’en est pas moins soumis à toutes les fluctuations que subit la volonté individuelle ?

Raisonnons.

On nous accordera bien que (cela ressort, du reste, du raisonnement des parlementaires qui continuent à se réclamer de la révolution) l’émancipation des travailleurs ne sera complète que lorsqu’ils se seront débarrassés des entraves économiques.

Nous avons vu déjà que celui qui est le salarié d’un autre ne pouvait être libre, qu’il y avait des libertés trop coûteuses pour celui qui, déjà, n’a pas la satisfaction assurée de ses besoins physiques primordiaux. Où il importe donc, avant tout, d’opérer des changements, c’est dans les conditions du travail, ceux de l’ordre politique n’étant qu’accessoires.

C’est ressasser un lieu commun de répéter, une fois de plus, que le seul rôle de l’État est d’assurer la défense des privilégiés et que, par conséquent, loin d’apporter des restrictions au droit d’exploitation, il s’efforcera de les défendre et de les maintenir en toute intégrité.

Nous verrons plus loin que, lorsqu’il fait semblant d’y apporter des modifications, ces modifications sont tellement anodines que les changements qu’elles opèrent ne portent que sur la forme et non sur le fond.

«Envoyez-nous au pouvoir» disent les socialistes, «et cela changera». Et les naïfs de répéter derrière eux : «En effet, si nous avions au Parlement, une majorité de socialistes, ces socialistes voteraient les réformes que nous réclamons et les patrons seraient bien forcés de s’y soumettre !» Et on vote pour les proposeurs de réformes.

Trouvant plus difficile et trop long d’agir par soi-même, on se repose sur son député, ce qui est, au reste, plus commode, attendant de son activité et de sa bonne volonté la création d’une société mieux organisée. On s’imagine avoir ainsi simplifié la question, alors que l’on a fait que l’éluder et la compliquer.

Avec l’action parlementaire, lorsqu’une corporation, un groupement quelconque veulent obtenir des transformations les concernant, il leur faut apporter ces questions spéciales dans le milieu électoral qui, les trois-quarts du temps, n’a rien à voir à ces questions ou peut avoir des intérêts tout à fait opposés.

C’est donc une première lutte à soutenir dans le collège électoral, contre d’autres corporations, d’autres groupements qui y sont indifférents ou contraires.

Mais, supposons que le groupe ait gain de cause et ait réussi à faire insérer ses réclamations dans le programme de l’élu. Cet élu, arrivé au Parlement, devra, à nouveau, lutter contre l’indifférence ou l’opposition d’autres députés qui pourront n’avoir été élus qu’en s’engageant à faire triompher des principes autres ou contraires.

On peut facilement comprendre qu’avec ces complications les partisans d’une réforme, si simple soit-elle, ne soient jamais qu’une infime minorité dans le Parlement.

Nous ne parlerons pas du Sénat où doit s’opérer une troisième lutte, et comment il se fait que les sessions et les législatures se succèdent les unes aux autres, la plupart des réformes restant indéfiniment à l’état de projets.

Quant à celles qui finissent par arriver à terme, elles ont tellement été discutées, amendées, corrigées, que lorsqu’elles sortent de ces différents tripatouillages, elles sont devenues si anodines qu’elles n’apportent aucun changement à la situation qu’elles sont censé devoir transformer.

La société étant basée sur l’antagonisme des intérêts d’individu à individu, de groupe à groupe, de corporation à corporation, de région à région, dans la même nationalité, que ce conflit d’intérêt aveugle tout le monde, déformant les plus simples notions de justice et que le moindre changement proposé contre l’ordre social qui peut sembler juste et rationnel à ceux qui espèrent qu’il va apporter une amélioration à leur situation, est considéré comme attentatoire à leurs droits par ceux qui, satisfaits de l’ordre présent, s’imaginent que leur quiétude pourrait être troublée par un changement quelconque.

Comme l’entendent les anarchistes, au contraire, pas de complications, pas de surprises. Il n’y a pas besoin d’attendre la bonne volonté de législateurs plus ou moins intéressés à atermoyer, sinon à agir contre. Pas besoin de lutter pour constituer des majorités ondoyantes, toujours fuyantes, au milieu d’intérêts si contradictoires.

La majorité qu’il s’agit de grouper, pas même majorité, minorité résolue et active, se trouve parmi ceux, par conséquent, à se railler à ce qui leur sera démontré le plus propre à réaliser une amélioration pour eux.

Le champ d’action étant plus circonscrit, les intérêts opposés moins nombreux, il faudra beaucoup moins de temps pour partager l’idée que l’on voudra réaliser et trouver le noyau initiateur résolu d’agir.

Lorsqu’une corporation veut se mettre en grève, va-t-elle chercher l’assentiment du pays entier ? Elle commence par cesser le travail lorsqu’elle se croit assez forte pour soutenir la lutte. Ce n’est même, le plus souvent, qu’une petite minorité parmi la corporation elle-même, entraînant les indécis à sa suite ? Ce n’est qu’ensuite que l’on fait appel à ceux qui peuvent la soutenir.

Et c’est comme cela que l’on doit faire, chaque fois que l’on veut réaliser quelque chose. La foule, ensuite, se range derrière le fait accompli.

En passant, j’ai parlé des lois inappliquées parce que, ou la foule n’était pas encore arrivée au degré de développement qu’elles comportent ou parce que, déjà, elle l’a dépassé depuis longtemps. A ce sujet, il serait, je crois, fort curieux pour celui qui en aurait le temps de fouiller dans le fatras de toutes les vieilles lois encore en vigueur, puisque non abrogées, et d’en exhumer toutes les lois désuètes, inapplicables aujourd’hui. Il me semble qu’il y aurait des trouvailles intéressantes à faire et une philosophie à tirer.

De même qu’il y aurait un autre travail très intéressant à entreprendre, ce serait de faire le relevé des antiques coutumes et usages ayant survécu et continuait à faire force de loi, malgré le code.

M. Demolins, dans ses «français d’aujourd’hui», en cite quelques-uns où le droit de propriété, malgré l’appui des gendarmes, malgré le verdict des juges, a dû plier devant la ténacité des usages résolus de faire respecter les droits que leur accordait la coutume.

Ce qui prouve que l’on a jamais que les libertés que l’on sait garder ou que l’on sait prendre.

On peut se rendre compte, par le peu que nous venons de voir, que l’abstention anarchiste n’est pas la place laissée libre aux mesures de réaction ; mais, tout au contraire, la lutte de tous les instants contre tous les abus, politiques et économiques, de l’ordre de chose actuel.

Mais d’autres raisons encore incitent les anarchistes à déserter le vote et la politique.

Voulant une société basée sur l’initiative individuelle, cette société ne sera rendue possible que lorsque les individus s’habitueront à l’action individuelle. Et par action individuelle nous n’entendons pas, comme le prétendent les ignorants, l’action isolée, repoussent systématiquement toute entente, toute coordination d’efforts.

Ce que nous entendons, c’est l’individu agissant par lui-même, sur lui, dans ses relations, son entourage, son milieu ; mais sachant, quand besoin est, combiner ses efforts avec ceux qui poursuivent la réalisation du même but. Sachant, en un mot, accomplir par ses propres efforts, isolés ou associés, tout ce dont il a conscience, à travers tous les empêchements.

Les anarchistes sachant d’autre part qu’étant données les divergences de tempérament, de caractère, d’idées, de besoins, qui différencient les individus, un état social ne peut pas avoir de réglementation unique, sans être arbitraire, despotique, favorisant les uns au détriment des autres, et en somme mécontentant la majorité des gens, ils en concluent que, pour passer de l’état social présent à l’état social du futur , les individus doivent commencer par agir en l’état actuel comme ils devront agir dans l’état social de leurs rêves.

Et alors, agissant logiquement avec leur façon de concevoir les choses, ils refusent de participer à la confection de lois devant plier toutes les façons de voir sous la même façon d’agir.

Travaillant à la réalisation d’une société où chacun pourra librement évoluer selon les virtualités de son individualité, nous considérons comme illogique, absurde et mensonger, de participer aux comédies du parlementarisme qui, lui, a pour but de poser des barrières à toutes les activités humaines.

Ne reconnaissant aucune loi, n’ayant nullement l’intention de forcer qui que ce soit à adopter notre manière de voir ou d’agir, nous n’avons que faire des lois de majorité. Ce que nous demandons, et que nous saurons prendre, c’est le droit d’agir et d’évoluer, en usant, comme nous l’entendons, de ce que nous devons aux générations passées. Libre à ceux qui veulent une tutelle, de se la donner, à condition qu’ils ne nous l’imposent pas.

La question de l’abstention est donc bien une question de principes. On ne conçoit pas un anarchiste prenant part à la comédie électorale, soit comme candidat, soit même comme simple électeur.

Seulement nombre d’anarchistes semblent en avoir fait la question principale de l’anarchie, et le but de tous leurs efforts, alors qu’elle n’est qu’une simple conséquence logique de nos autres façons d’agir et de penser.

Nombre de camarades et de groupes anarchistes semblent n’avoir d’activité qu’au moment des élections, retombant dans l’inaction en dehors d’elles, semblant croire par là, qu’il est d’une grande urgence pour l’idée anarchiste, d’obtenir un plus ou moins grand nombre d’abstentions.

Cela me semble mettre la charrue devant les bœufs. A mon sens, il ne peut y avoir d’abstentionniste bien conscient que s’il a compris l’anarchie en toute son intégralité.

Il est de peu d’importance d’enlever quelques voix aux candidats. L’important est de bien faire comprendre aux gens que leurs maux dérivent de causes économiques, que les replâtrages politiques sont impuissants à les guérir, et c’est là une besogne de tous les instants, alors que les élections n’ont lieu que tous les quatre ans.

Faire le vide est bien, et ce serait maladroit de ne pas profiter de la période d’électorale pour aller combattre les mensonges des politiciens ; mais il faut que l’on sente que, derrière cette abstention, il est une opinion publique puissante qui se forme, et entend mettre obstacle aux faiseurs de lois que la passivité moutonnière des majorités continue à faire sortir des urnes.

Et cette opinion, ce n’est seulement dans les réunions électorales qu’il faut la chercher, là où déjà les passions rendent l’entendement plus difficile, c’est à toute heure, en tous lieux, à chaque acte de la vie.

L’abstention voulue, systématique, consciente et persévérante de l’électeur ne s’obtiendra pas par la distribution de quelques placards, ou par quelques discours plus ou moins éloquents prononcés aux réunions organisées pendant la courte période d’agitation qui marque l’élection d’un député ou d’un conseiller municipal, et l’invitant à déserter ce qu’il considère non seulement comme un devoir, mais surtout comme un droit.

Toutes les vérités qu’on pourra lui dire n’auront que peu de prise sur lui ; car, pour en saisir toute la valeur, il faut qu’il ait compris toute l’atrocité du mécanisme social.

L’abstention, telle que nous la comprenons, telle qu’elle doit être la vraie et efficace, est le commencement de l’action. Et pour y arriver, il faut acquérir une perception nette sur la plupart des problèmes sociaux, ce qui ne s’acquiert que par un travail lent et continu d’éducation et de propagande.

Ce n’est que la compréhension de la théorie complète de l’anarchie qui peut faire un abstentionniste conscient. Ce n’est que lorsqu’il a compris que l’état social doit être changé en ses bases, par la transformation de son organisation économique, que l’électeur comprendra toute l’inanité et le mensonge du verbiage politique, et ne s’y laissera plus engluer.

Je ne veux pas dire par là que ce soit perdre son temps d’aller dans les réunions électorales, mettre les candidats au pied du mur, leur démontrer toute l’inanité de leurs promesses, faire comprendre à ceux qui les écoutent qu’il est une action plus efficace.

Cette besogne doit être faite, seulement, il ne faudrait pas que ceux qui la font s’imaginent que l’important est d’influencer l’électeur. Quelques abstentions de plus ou de moins dans un vote n’ont aucune importance pour la marche de l’idée, surtout si cette abstention n’est pas fortement consciente.

La propagande dans les réunions électorales, comme toute notre propagande en général, du reste, ne doit pas s’attendre à des résultats immédiats. Ce que nous devons chercher à faire, c’est de semer les idées, forcer les cerveaux à réfléchir, en laissant au temps le soin de faire fleurir en conscience et en actes, les idées qu’il aura reçues.

Je crois donc qu’au lieu de tant appuyer sur les gens pour les amener à s’abstenir, il faudrait seulement leur expliquer parfaitement le mécanisme des institutions sociales, bien leur faire comprendre que les maux dont nous souffrons proviennent de leur fonctionnement, et leur sujétion à l’organisation économique.

Prendre ensuite chaque réforme proposée, en leur démontrant que les maux qu’elles prétendent guérir proviennent de causes qu’elles négligent, et que, en sociologie comme en médecine, ce sont les causes qu’il faut détruire pour faire disparaître les effets.

Or, quelle que soit la durée de la période électorale, il est impossible, en si peu de temps, de transformer en abstentionnistes les gens qui vous lisent ou vous écoutent.

Ce sont des semences que l’on jette en leur cerveau et qui germeront avec le temps, les circonstances et la réflexion.

Inutile de conclure à l’abstention. Qu’on leur fasse entrevoir les déceptions qui les attendent, en les engageant à se souvenir de ce qu’on leur aura indiqué, du jour où ils verront leurs espérances déçues, leurs efforts stériles.

Ils prendront conscience alors que la politique n’est qu’un sophisme. Lorsqu’ils en seront là, non seulement, d’eux-mêmes, ils ne prendront plus part au vote, mais ils auront compris aussi qu’il existe un champ d’action plus efficace.