Jules Durand: anarchiste et syndicaliste au Havre

Jules Durand anarchiste

Manières de vivre, manières de boire

Dans ce livre paru aux Editions Imago, en 1989, et écrit par Jean-Pierre Castelain, il est indiqué dans la préface de Carmen Bernand (Université de Paris X) , parlant de Jules Durand : « Ancêtre fondateur du syndicat des dockers, anarchiste pacifiste, gréviste condamné à la peine capitale dans une affaire qui fit de lui le capitaine Dreyfus du peuple, il fut finalement acquitté mais mourut quelques années plus tard perdu dans la folie. En quatrième de couverture, il est indiqué que Jules Durand est un anarchiste abstinent, porte-parole des dockers lors des grèves de 1910.

La couleur est annoncée dans le livre de Jean-Pierre Castelain: Jules Durand est anarchiste.

Page 29 du livre, il est précisé que Durand est né dans un quartier portuaire : « Ses parents habitaient sur le port, au-dessus d’un des plus fameux cafés de dockers, le P’tit Sou. C’est là qu’il est né. » Et un peu plus loin, Jules Durand est défini comme anarcho-syndicaliste.

Concernant l’Affaire Durand, Jean-Pierre Castelain puise de nombreuses informations dans le livre de Scoff, Un nommé Durand, et dans les travaux d’Avenel, notamment son mémoire de psychiatrie. Scoff avait interviewé avant la parution de son livre, l’ancien secrétaire du syndicat des charbonniers, Le Marec ainsi que l’ancien secrétaire de la métallurgie puis de l’Union locale CGT du Havre, Louis Eudier. Tous deux militants communistes.

Le livre de Castelain, qui a obtenu certains échos au Havre et un succès d’estime, a donc été cité de bonne foi par des étudiants voire certains militants.

On sait depuis, grâce à la numérisation des archives départementales de l’Etat civil, que Durand est né rue Saint Thibault et non sur le port. La rue Saint Thibault en 1880 correspondait aux actuelles rues Gustave Flaubert et Jacques Louer. Jules Durand est donc né en ville et non dans un quartier portuaire. Dont acte.

Pour autant Jean-Pierre Castelain est devenu bien sévère avec ceux qui ont repris quelques éléments de son livre ainsi que l’étude de J-P. Avenel : « Contrairement à ce que l’on suppose fréquemment, nous connaissons peu la vie de Jules Durand, notamment sur les années antérieures à la grève des charbonniers qu’il impulse. Beaucoup d’éléments relèvent de la transmission orale, d’autres proviennent d’écrits dont les approximations, reprises de texte en texte, se retrouvent élevées au statut de certitudes sans la moindre vérification. »

Il serait intéressant de savoir si Jean-Pierre Castelain, à propos de son erreur, a fait amende honorable depuis. Il semblerait cependant qu’il soit bien plus indulgent avec lui-même qu’avec ceux qui ont repris certains éléments de son ouvrage. Il est vrai que c’est plus précis et juste d’indiquer la bonne adresse de naissance de Jules Durand mais concernant l’Affaire en elle-même, que Durand soit né quai de Saône, rue Saint Thibault ou rue de la poupée qui tousse, cela importe peu. L’Affaire reste l’Affaire.

Cependant, Jean-Pierre Castelain a évolué et avec un argumentaire tout jésuitique, il nous affirme avec son compère Trotskyste, John Barzman, qu’on ne peut prouver l’appartenance de Jules Durand à l’anarchisme ; par conséquent, exit le Jules Durand anarchiste de Salacrou (Boulevard Durand), de Danoën (L’Affaire Quinot), de Scoff (Un nommé Durand),  et les travaux de Patrice Rannou.

Nous continuerons donc à effectuer nos recherches et les mettrons à disposition des Historiens. Nous avons publié plusieurs numéros du libertaire sur le sujet et les livres de Patrice Rannou nous donnent de bonnes références et de solides arguments pour valider la thèse d’un Jules Durand anarchiste. En complément des parutions précédentes, nous publions trois arguments supplémentaires sur l’Affaire Durand.

 

Le Havre-Eclair, le 14 septembre 1910

« Réflexions sur la grève », éditorial d’Urbain Falaize

« Les meurtriers de Dongé ont tué la grève des charbonniers. Nous l’avions dit et c’était facile à prévoir, aussi n’avons-nous pas voulu prendre à notre compte la version que donne Le Temps de l’attentat.

Nous croyons les grévistes ni criminels, ni si bêtes, et l’explication nous semble autrement plausible qu’ils nous montrent dans les agresseurs de Dongé que des brutes alcooliques, excitées par certaines lectures et déclamations révolutionnaires. La férocité même avec laquelle les charbonniers se sont acharnés sur leur victime tendrait à prouver qu’il ne s’agissait pas d’un guet-apens, car il eût été bien plus prudent de faire appel au citoyen « Browning ». Cela dit, non pour diminuer la responsabilité des journaux syndicalistes mais pour rétablir la vérité.

On nous permettra de dire quelques mots des grèves qui viennent d’éclater, coup sur coup, dans notre ville. Ce fut une véritable épidémie. A un moment donné on signalait huit conflits du travail. Or, de celles qui ont pris fin, une seule, celle des granitiers, s’est terminée à l’avantage des travailleurs. Par contre, les boulangers, les cordiers, les chaudronniers et les charbonniers n’ont rien obtenu. Les théoriciens de la C.G.T. qui voient dans la grève ces grandes manœuvres préparatoires à la révolution catastrophique me répondront que ces grèves n’auront pas été inutiles puisqu’elles auront « aguerri » les troupes en surexcitant dans les cœurs la haine du patronat et en resserrant entre salariés de la même corporation les liens de solidarité. Nous connaissons la thèse mais ele ne nous en impose pas. Nous ne voyons pas, en effet, en quoi l’échec de la grève des boulangers, engagée avec une légèreté déconcertante par leur syndicat naissant, aura hâté le succès de leurs revendications. Cette aventure est d’autant plus regrettable que ces revendications, notamment en ce qui concerne le travail de jour, me paraissaient plus suscepibles de trouver auprès de l’opinion publique un accueil favorable.

Nous ne parvenons pas davantage à découvrir ce que les charbonniers retirent de cette grève qui nous a toujours paru placée sur un mauvais terrain. On n’a pas oublié l’origine du conflit : les ouvriers de la Transatlantique se plaignaient de la machine Clarke dont l’emploi réduisait un grand nombre d’entre eux au chômage. Ils n’avaient pas peur de réclamer une compensation et d’exiger la mise au rancart de la machine- imitant en cela ceux qui, il y a un siècle, brisaient les premiers métiers à tisser-, en même temps, ils demandaient une augmentation de salaire puisque la cause du conflit était la réduction de la main d’œuvre employée…Il eût été plus logique, semble-t-il, de réclamer un roulement d’équipes permettant à tous les membres de la corporation de gagner leur vie.

Quoiqu’il en soit, si dur que puisse être le travail d’un calier, le public ne vit dans cette grève que des ouvriers gagnants neuf francs en voulant dix sans s’inquiéter de savoir quelle serait la répercussion sur le commerce et sur les consommateurs.

Toutefois, les patrons, ils nous l’ont assuré, ne se seraient peut-être pas montrés intransigeants si les grévistes n’avaient pas prétendu les contraindre à n’occuper que des syndiqués. Les employeurs estimèrent qu’étant donné les tendances révolutionnaires du syndicat, ils ne pouvaient s’en faire les recruteurs bénévoles.

Suivant l’expression de l’un d’eux, c’eût été se livrer pieds et poings liés aux syndicats.

Il est certain que si l’idée de rendre obligatoire un syndicat purement professionnel ne choque pas, il en va tout autrement dès que le syndicat adopte les méthodes anarchistes : action directe, sabotage, chasse au renard, et assigne à leur propagande des fins aussi étrangères aux intérêts de la profession telles que l’antimilitarisme et le néo-malthusianisme.[…] Urbain Falaize

Urbain Falaize énonce un point de vue bourgeois. Pour avoir le point de vue des ouvriers, il suffit de lire l’article de Cornille Geeroms, secrétaire de l’Union des Syndicats du Havre, paru dans la Vie Ouvrière de décembre de 1910. On retrouve l’intégralité de cet article dans « L’Affaire Durand » édité par Noir et Rouge en 2013 (un des livres de Patrice Rannou).

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le fait d’écrire que le syndicat des charbonniers est à « tendances révolutionnaires », qu’il préconise uniquement l’emploi de syndiqués sur les quais et qu’il adopte les méthodes anarchistes d’action directe, de sabotage…On voit mal un syndicat qualifié d’anarchiste et qui n’aurait pas à sa tête des anarchistes…Voilà un argument supplémentaire en faveur d’un Durand anarchiste.

Cinquantenaire de l’Affaire Durand

Les détracteurs de Salacrou nous disent que Salacrou a écrit selon ses souvenirs de jeunesse. Il ne serait donc pas fiable… Si ce dernier l’indique dans ses archives, c’est pour nous dire qu’il est un peu témoins de cette Affaire Durand. Laissons la presse locale commenter la pièce de Salacrou alors que ce dernier peaufine ses écrits : « Salacrou peut bien avoir travaillé des années sur son livre, lu des milliers de lignes, dépouillé d’innombrables documents, il a la passion des premiers jours pour évoquer le procès de Jules Durand : « Vous concevez ce syndicalisme (syndicaliste ?) convaincu, cet exemple, cet anarchiste très pur des années 1910, qui va lancer, devant un jury de paysans conservateurs, au président d’un tribunal bourgeois : « Allez seulement travailler un seul jour au charbon et vous comprendrez les ouvriers !…[…] Avec une obstination vertueuse et une grande conscience, pour rendre son témoignage irréfutable et le dépouiller de tout effet littéraire, Armand Salacrou s’est attaché à rechercher la plus totale vérité historique : textes de jugements, pièces d’accusation, presse du temps, rapports de police […] Le Havre Libre du 22 septembre 1959.

Pour Salacrou, Jules Durand est anarchiste. Il a cherché la plus totale vérité historique pour rendre son témoignage irréfragable ! On peut lire  le libertaire Hors-série avec notamment la lettre de Jochem, militant anarcho-syndicaliste et secrétaire de l’Union des syndicats du Havre, à la sortie de Boulevard Durand.

 

Témoignage de Roger Le Marec

Militants communistes du Havre et Jules Durand

Nous livrons ci-dessous le témoignage de Roger Le Marec, militant communiste havrais.

« 1910 et l’affaire Durand

En 1910, les dockers étaient les compagnons d’une corporation damnée. Un quart des dockers étaient des repris de justice ; l’alcoolisme sévissait d’une manière effrayante, et les patrons payaient dans les bistrots.

Armand Salacrou n’a pas voulu salir la bourgeoisie du Havre, comme a pu le prétendre un ancien chef de bordée qui a lu la pièce et s’y est reconnu, mais peindre la situation capitaliste de 1910. Ces gros armateurs étaient peut être contraints par la concurrence à se conduire de cette manière, mais cette situation engendrait le meurtre.

Malgré le bouleversant personnage qu’est Durand, ce n’était pas un « saint » ni un « héros », mais surtout pas un théoricien. C’était le type du parfait militant ne pensant qu’à son travail.

C’était un homme doux, tendre et bon, et sa révolte devant  la misère l’avait conduit au syndicat pour libérer la classe ouvrière, à l’anarchie par fraternité humaine. S’il essaie de s’identifier à Jésus Christ, ce n’est pas comme un chrétien, mais comme un anarchiste révolutionnaire. Le « Aimez-vous les uns les autres » de ces anarchistes était tout près du « Travailleurs de tous les pays unissez-vous ».

C’est dans cet esprit que Jules Durand déclencha une grève en plein mois d’Août, sans penser qu’elle ne pouvait pas réussir.

Le conflit durait depuis quatre semaines dans l’ordre et le calme, et quelques hommes avaient repris le travail, mais l’agent de la Compagnie profita de la mort de l’un des ouvriers, à la suite d’une rixe entre ivrognes provoquée par les excitations de cette première victime, pour mettre cet homicide sur le compte du Syndicat des charbonniers.

Les menaces, les faux témoignages se déclenchent. Un des accusateurs de Durand au cours de la révision du procès dira comment les témoignages à charge furent recueillis, comment ils reçurent 20 Francs avant les assises, se virent payer un repas dans un grand restaurant, le théâtre et le concert.

Or aucun des témoins à décharge, dont la liste était longue ne fut convoqué au procès. Soixante- quinze témoins déclarèrent cependant au Juge d’Instruction qu’aucune parole ou motion de violence ne fut prononcée ou votée à la réunion du syndicat.

Aux assises de Rouen, le Jury avait été habilement trié, en majorité des paysans normands. Ils ont pensé en apprenant que Durand était anarchiste révolutionnaire : « C’est un de ces gars qui brûlent mon foin », alors ils furent impitoyables.

Le Ministère public agressif signa un acte d’accusation odieusement mensonger et le président du tribunal se montra partial à l’excès.

Jules Durand lutta fièrement avec l’énergie du désespoir contre les puissances de haine et d’erreurs dressées contre lui.

Il s’entendit condamner à la peine capitale et l’arrêt dont il écouta la lecture portait cette précision cruelle : qu’il aurait la tête tranchée sur une des places publiques.

L’affaire est toujours vivante chez les charbonniers. Mon Grand-père était charbonnier, mon père était charbonnier, et je le suis à mon tour. L’un de mes oncles a participé, avec Durand, à la fondation du Syndicat, c’est lui qui a ramassé le révolver au moment du meurtre et il a témoigné au procès.

C’était une corporation où on embauchait par à-coups, par exemple quand « un transat » venait d’arriver. Et on y trouvait un peu de tout. En plus d’un effectif, à peu près fixe, on prenait les clochards et tous les types qui se présentaient. Il faut compter que 70% des charbonniers étaient des gars comme ça. Dans tout ce monde, on trouvait pas mal de types tenus par la police pour une raison ou pour une autre. Toutes les provocations étaient possibles. L’alcoolisme sévissait de façon effarante ; on payait les ouvriers dans les bistrots à la demi-journée, et bien souvent la demi-journée était bue une heure après.

A côté de ces hommes, il y avait un noyau d’ouvriers conscients qui entouraient Jules Durand. La provocation était donc facile. Le 10 Septembre 1910, il y eut une bagarre entre un « renard » et des dockers. Une banale histoire d’ivrognes. Le « renard » fut tué. Quelques jours après, Durand était arrêté pour complicité et le 25 Novembre, il fut condamné à mort par la cour d’assises de Rouen. Sur de faux témoignages – Les faux témoins étant bien sûr payés par la Compagnie. Le Président de la République devait gracier Durand mais la cour de cassation ne devait casser la sentence et blanchir Durand que bien plus tard, en 1918. Trop tard puisqu’il était devenu fou. Il mourut en 1926. La pièce de Salacrou relate d’ailleurs fidèlement les faits.

Roger Le Marec – Secrétaire du Syndicat des Ouvriers Charbonniers

Malgré quelques petites erreurs, ce texte de Roger Le Marec, écrit en 1960, pour les cinquante ans le l’affaire Durand, est très intéressant et nous renseigne à différents niveaux. Ce n’est pas un témoignage de complaisance concernant l’anarchisme de Durand qui est dévoilé ici, car Roger Le Marec est un militant communiste de longue date. Dans l’entre-deux guerres, alors que les dockers sont adhérents à l’Union des Syndicats du Havre, une union locale autonome majoritaire dans notre localité, le syndicat des ouvriers charbonniers est adhérent à la CGTU, syndicat communiste, (40 adhérents recensés en 1933). A cette date, la CGTU ne regroupe que 600 syndiqués alors que l’USH en compte dix fois plus et les rapports entre les anarcho-syndicalistes de l’U.S.H. et les communistes sont plus que tendus.

Roger Le Marec nous indique par ailleurs que son père et son grand-père étaient charbonniers et que son oncle a participé directement à l’affaire Durand. Le Marec est bénéficiaire de la mémoire familiale, mémoire qu’il n’entend pas travestir. C’est en toute connaissance de cause qu’il indique que Durand est anarchiste, ce que personne, toutes tendances politiques ou syndicales confondues, n’a contesté d’ailleurs quand Armand Salacrou a sorti son livre. Roger Le Marec est le garant aussi de la mémoire corporative des dockers-charbonniers puisqu’il précise que l’affaire est toujours vivante dans la corporation…

A suivre

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