Le peuple du drapeau noir
Une histoire des anarchistes de Sylvain Boulouque aux Editions Atlande.
Ce livre de 246 pages est à mettre entre les mains de toute personne désirant connaître, dans les grandes lignes, l’histoire du mouvement libertaire en France, des origines à aujourd’hui. C’est une bonne entrée en matière pour survoler ce courant majeur qu’est l’anarchisme. Sylvain Boulouque nous livre une saga où l’anarchisme dévoile ses multiples visages. Son ouvrage est écrit simplement et est accessible de ce fait, au plus grand nombre. Ses courts chapitres facilitent la lecture où jamais l’ennui n’affleure. C’est une des qualités indéniables du livre.
Certains regretteront quelques erreurs de détail. En effet, le congrès du Havre dont Sylvain Boulouque fait référence, page 63, se déroule en 1880 et non en 1878. Le quatrième congrès du Havre s’ouvre précisément le 14 novembre 1880, au Cercle Franklin, avant qu’il ne se scinde dans deux salles différentes. D’autres, fins connaisseurs de l’anarchisme regretteront le peu de place laissé à la théorie. Mais le but du livre n’était certainement pas là car pour chaque penseur anarchiste, il aurait fallu un livre. Le mérite de cette histoire des anarchistes réside dans le fait de donner des pistes pour aller plus loin et approfondir les questions soulevées. Mais indiquer que l’antiétatisme de Proudhon parcourt l’œuvre de Proudhon (P. 36) est en partie vrai, aussi il aurait peut-être fallu mettre en parallèle le rôle de la puissance publique devant tenir un rôle de propulseur selon le bisontin (Du principe fédératif). L’Etat impulse et pose un exemple ; une fois la manœuvre opérée, l’Etat se retire abandonnant aux autorités locales et aux citoyens l’exécution du nouveau service…
La geste anarchiste est bien présente dans le peuple du drapeau noir. De nombreux militants sont cités et l’auteur nous replonge dans l’Affaire Dreyfus, la Commune, la Révolution russe et la Révolution espagnole…puis Mai 68, pour en arriver au renouvellement de la culture libertaire contemporaine. Plus à l’aise dans les rapports de l’anarchisme au syndicalisme, Sylvain Boulouque retrace l’impact de la Première Guerre mondiale et de la Révolution russe sur l’évolution des anarchistes de l’époque. Le chapitre sur l’éparpillement syndical dans les années 1920 donne des pistes de recherches : comment des milliers de militants anarcho-syndicalistes ont-ils pu autant se disperser soit en restant à la CGT, en intégrant la CGTU, en montant l’Union Fédérative des Syndicats Autonomes, en montant des U.L. autonomes (Amiens, Le Havre) puis la CGT-SR en 1926 ou en abandonnant le militantisme syndical, sans qu’une réflexion d’ensemble ait pu sereinement être tenue ?
Concernant l’anarchisme, l’auteur résume à juste titre les invariants anarchistes : antiétatisme, anticléricalisme, antimilitarisme et anticapitalisme. Bien sûr, selon les époques, les militants libertaires sont confrontés à des situations où ces invariants sont mis à rude épreuve. L’exemple type est celui de l’antimilitariste espagnol qui a revêtu l’uniforme pendant la guerre d’Espagne puis dans le maquis français et la division Leclerc. D’autres, à l’instar de Georges Burgat, s’insoumettent en 1939 ; ce dernier change d’identité et fuit Le Havre. C’est la débrouille individuelle.
Dans son ouvrage, Sylvain Boulouque recense la pluralité des engagements anarchistes à travers des groupes et des portraits : individualisme, expérimentations, syndicalisme, contre-culture…toutes ces approches et pratiques participent à ce que Louis Mercier-Vega a évoqué dans son livre relatif à l’increvable anarchisme.
Les dernières évolutions du mouvement libertaire ne peuvent être dissociées de la chute du mur de Berlin et de la venue au pouvoir des socialistes de gouvernement avec Mitterrand, Jospin et Hollande. Le socialisme autocratique recourt à tous les moyens de coercition dont il affirme qu’ils ne manqueront pas d’être abolis. C’est dire que l’analyse du pouvoir dont le bureaucratique n’a pas été suffisamment pensé par les Marxistes. Le socialisme « réel » a accouché de monstres étatiques. Quant aux socialistes ou plutôt les sociaux-démocrates, leur confrontation à l’exercice du pouvoir a laissé exsangue le PS. Pour autant, l’anarchisme n’a pas su jusqu’à présent profiter de l’espace laissé vacant par les anciens partisans du programme commun.
Sylvain Boulouque parle à mots couverts d’un militantisme anarchiste plutôt dilettante : « Le mouvement libertaire ne s’est jamais distingué par le sérieux de son militantisme » (P. 120). Cette affirmation aurait sans doute gagné à être étayée. Les nouveaux mouvements sociaux ont souvent à l’origine des personnes ne se réclamant pas forcément de l’anarchisme mais plutôt de ses pratiques. Par ailleurs, l’historien note, à juste titre, que les anarchistes sont intéressés par leur passé et que de nombreuses productions mémorielles se font jour (P. 222).
Il liste les organisations anarchistes existant actuellement, notamment la F.A. et l’UCL. Il cite l’Union anarchiste, aujourd’hui disparue, une organisation fondée par Maurice Laisant, militant anarchiste, pacifiste et individualiste (P. 224). C’est dommage d’omettre de parler de Jean-Pierre Jacquinot, ouvrier docker au Havre, qui assura « la cuisine » du journal « le libertaire » durant une trentaine d’années. Pour davantage de précisions, dès le premier numéro, tirage papier, daté de Mai 1978, il est indiqué qu’il s’agit d’une revue de synthèse anarchiste.
Sylvain Boulouque affirme que « l’anarchisme est une synthèse impossible entre des inspirations multiples et souvent contradictoires » (P. 228). Une autre conclusion était possible : La pensée anarchiste, tout en étant multiforme, a des fondations solides et bien cimentées entre elles. L’anarchie, c’est la vie, toute la vie, individuelle, sociale, économique, écologique, humaine. L’anarchie ne peut pas être uniforme, pas plus qu’elle ne peut pénétrer ni socialement ni individuellement par une seule brèche. Aucun courant, aucune position ou tendance, etc. n’est bon en soi s’il est seul, il n’est valable d’autant qu’il est complété, vivifié, brassé par et à d’autres courants libertaires. Voilà une conclusion davantage positive et laissant un espoir pour un autre futur. Car si faible soit le nombre de militants anarchistes en France, le courant anarchiste existe et infuse toujours.
Cela étant dit, le peuple du drapeau noir est un bon ouvrage à lire et à faire partager, notamment à destination des plus jeunes. Pourquoi les plus jeunes ? Parce que les défis d’aujourd’hui sont en partie les mêmes que ceux d’hier ; le défi écologique en plus. La guerre en Ukraine vient nous rappeler que le militarisme et la guerre sont toujours présents. L’exploitation capitaliste aussi. « Si la paix n’est pas considérée comme le plus important, le plus essentiel, le plus grand de tous les biens, alors toute société sera toujours une misérable entreprise d’exploitation, inhumaine et « capitaliste », le capitalisme prenant bien des formes, se présentant sous maints aspects, se maquillant sous des apparences parfois bougrement trompeuses, sous des appellations méchamment mensongères » (Raymond Rageau). Le monde du travail va être encore davantage confronté avec le militarisme sous toutes ses formes. Les budgets militaires, sous la houlette de l’Etat, vont exploser au détriment de la santé et de l’éducation par exemple. Le budget militaire devrait atteindre 50 milliards en 2025. Au travers du SNU, l’Etat entend développer le lien armée nation. Le combat contre les religions reprend aussi toute sa valeur. Alors tant que durera la domination et l’oppression des travailleurs par les privilégiés, protégés par l’armée, l’anarchisme aura toujours sa raison d’être.
Patrice Rannou