« Gilets jaunes » : repères libertaires et pragmatiques sur un mouvement composite
Par Philippe Corcuff
1 – Préalables: Des difficultés d’une approche nuancée du mouvement des « gilets jaunes» en contexte politico-idéologique confusionniste.
Le mouvement dit des « gilets jaunes », amorcé en octobre 2018 sur le territoire français, apparaît composite, doté de contradictions et d’ambiguïtés, avec ses faces ensoleillées (affirmation d’une dignité bafouée au cœur de la question sociale pour certaines fractions des milieux populaires et des couches moyennes ou formes d’auto-organisation légitimement rétives aux logiques oligarchiques des régimes représentatifs indûment appelés « démocratiques ») et ses faces troubles (attraits des discours conspirationnistes ou zones idéologiques d’extrême droite présentes dans le mouvement). Il y a peut-être plusieurs mouvements différents dans ce qui est appelé « le mouvement des gilets jaunes»?
Une de ses caractéristiques extérieures est d’avoir été soutenu par un arc de forces politiques improbable : le Rassemblement National de Marine Le Pen à l’extrême droite, Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan entre l’extrême droite et la droite, Les Républicains de Laurent Wauquiez du côté de la droite ultra-conservatrice, le Parti socialiste d’Olivier Faure, La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et de François Ruffin, le Nouveau Parti Anticapitaliste d’Olivier Besancenot et de Philippe Poutou, l’organisation politique Alternative libertaire et (plus tardivement) la Fédération Anarchiste. Du côté de ce qu’on appelle « la gauche radicale », le mouvement des « gilets jaunes » a aussi été soutenu par l’association Attac, la Fondation Copernic et l’Union syndicale Solidaires. Dès les premiers pas du mouvement, il a été traité avec sympathie par une très grande partie des médias (comme l’a mis en évidence un article du journaliste Dan Israel sur Mediapart, et ce contrairement à ce qu’ont répété des soutiens du mouvement, comme si la dénonciation des « méchants médias » était devenue un mantra, de la gauche radicale à l’extrême droite, même quand la réalité du traitement médiatique dément cette formule devenue un dogme magique). Du côté de la presse d’opinion, le mouvement des « gilets jaunes » a été soutenu de la droite ultra-conservatrice de Valeurs actuelles et du Figaro à la gauche critique de Mediapart et de L’Humanité. Une part importante des milieux intellectuels inscrits dans la mouvance de la gauche radicale a également appuyé le mouvement, mais également des intellectuels d’extrême droite. L’arc des soutiens intellectuels aux « gilets jaunes » va ainsi d’Alain Soral ou Eric Zemmour pour l’extrême droite à Emmanuel Todd ou Frédéric Lordon pour les gauches critiques, en passant par des figures affectées de confusionnisme comme Christophe Guilluy et Jean-Claude Michéa.
Qu’il s’agisse des organisations ou des intellectuels, les discours de soutien au mouvement ont principalement consisté à projeter sur celui-ci les conceptions propres à ces soutiens, dans une attention faible à ses caractéristiques effectives. L’attitude de ces soutiens a alors souvent débouché sur une forme de paternalisme, avec la prétention de fixer le(s) sens pluriel(s), mouvant(s), ambigus(s) et hésitant(s) du mouvement de l’extérieur, en fonction de leur propres visions des choses, le mouvement étant ravalé au rang d’illustration d’orientations politiques et/ou intellectuelles pré-constituées. L’extrême ridicule a été atteint par intellectuels, des universitaires et des chercheurs qui ont vu dans le mouvement la confirmation de leurs propres travaux… Un respect critique vis-à-vis de ce mouvement aurait été plus digne, respect pour l’inédit et critique des ambiguïtés. Pour exprimer ce respect critique, suit une sélection de repères dans ce qui a été écrit sur le mouvement des « gilets jaunes ». Afin de nourrir un tel respect critique, il faudrait pouvoir prendre en compte ensemble ces analyses et points de vue partiels.
Je fais l’hypothèse que les ambiguïtés du mouvement des « gilets jaunes » sont pour partie liées au contexte politico-idéologique actuel de brouillage des repères politiques antérieurement stabilisés autour des notions de « gauche » et de « droite » (qui ont émergé à la fin du XVIIIe siècle). On assiste en particulier à une fragilisation des liens historiques entre critique sociale et émancipation et, sur cette base, à un développement des usages ultra-conservateurs de la critique sociale via des tuyaux rhétoriques conspirationnistes, en particulier sur internet et sur les réseaux sociaux. Dans ce cadre, on observe une extension des domaines du confusionnisme, c’est-à-dire de zones idéologiques et politiques permettant des passages entre des thèmes de gauche, de droite et d’extrême droite, au profit principalement de bricolages idéologiques ultra-conservateurs. Un signe récent des brouillages idéologiques propres à ce confusionnisme est incarné par les déclarations confuses du démographe Emmanuel Todd le 17 décembre dernier à propos de l’extrême droite dans une émission de Frédéric Taddéi sur RT France (la branche francophone de la chaîne russe d’information internationale) consacrée aux « gilets jaunes » et reprises ci-après à la fin du point 2. Il faudrait pouvoir déployer les différents aspects de l’analyse globale du confusionnisme et fournir davantage d’indices empiriques l’étayant. Cela devrait être amorcé dans un livre que je devrais faire paraître en avril-mai 2019 aux éditions du Cerf : La grande confusion. Winter is coming. Selon cette approche, nous allons peut-être devoir nous habituer à des mouvements sociaux réunissant dans les mêmes cortèges des personnes qui auraient hier rejoint ceux du Front Populaire, d’autres qui auraient manifesté le 6 février 1934 avec les ligues d’extrême droite et d’autres, plus nombreuses encore, pour qui ces catégorisations politiques n’ont plus de sens…
Philippe Corcuff
– ancien militant de la gauche radicale défunte
– aujourd’hui militant d’une gauche libertaire et cosmopolitique d’émancipation