Fidel Castro: Cahiers de l'Humanisme libertaire N° 93-94 (Août-Septembre 1963)

Amor mio

Un an après l’accession au pouvoir de Fidel Castro, et en nous basant sur une documentation dont tout esprit averti devait reconnaître le sérieux et l’honnêteté, nous avons dénoncé la déviation de la Révolution cubaine sous l’action conjuguée de celui qui s’est érigé en dictateur et du parti communiste, son allié circonstanciel.

En ce qui concerne la liberté d’abord : élimination de tous les partis politiques, de droite ou de gauche, démocratiques ou non ; persécutions contre les tendances et groupements révolutionnaires qui ne se soumettaient pas aux mesures oppressives et totalitaires ; colonisation autoritaire des universités, de tous les foyers libres de culture, asservissement des syndicats par les communistes qui avaient appuyé le régime de Batista et même de deux ministres dans son gouvernement, tandis que leurs journaux et revues paraissaient librement ; suppression directe ou indirecte de toute presse non officielle ; détention, condamnations, assassinats de pures figures de la révolution ; étouffement de toute velléité de protestation, ce qui a obligé un très grand nombre de combattants à se réfugier aux États-Unis ou autres pays environnants, etc. Castro lui-même — et nous avons reproduit une partie de ses discours — a reconnu ces faits.

Nous avons aussi signalé la dégringolade de l’économie cubaine. Quiconque voulait se donner la peine d’enregistrer les matériaux que des informations multiples mettaient à notre disposition devait se rendre à l’évidence ; le rationnement de plus en plus sévère des articles de consommation, même en ce que Cuba produisait abondamment, aurait pu convaincre les plus obtus que le « nouveau régime » de « socialisme populaire » avait fait baisser rapidement le niveau de vie du peuple cubain. Il est par exemple symbolique le fait que dans ce pays où, avant la révolution dite castriste, le troupeau de bêtes à cornes était presque aussi nombreux que le nombre d’habitants, on en soit réduit, depuis deux ans, à n’accorder qu’une livre de viande par habitant et par mois. De même pour les œufs et autres articles de consommation courante.

Et c’est encore Castro qui vient de faire des révélations que ses partisans internationaux, aveugles et sourds, obtus et fanatiques, qu’ils soient anarchistes — il y en a —, communistes, révolutionnaires sans étiquette, socialistes ou autres, qu’ils soient sincères ou ne le soient pas, comme il arrive avec certains charlatans de la révolution en Amérique du Sud, ne pourront pas nier. L’information a été transmise, de La Havane, par radio et par la presse. Dans cette dernière, nous avons choisi ce que Le Monde, dont le rédacteur spécialisé a publié d’assez nombreux articles favorables à Castro, a reproduit. Lisez-le, et enregistrez-le bien.

« Prenant la parole samedi lors d’une réunion de l’Institut des ressources hydrauliques, M. Fidel Castro a déclaré que l’économie du pays a été entravée par la bureaucratie excessive, les rapports secrets et la centralisation des pouvoirs. Il a suggéré que les travailleurs cubains s’inspirent « de la bonne organisation » pratiquée « par les impérialistes ».

Commentaire : Tout en disant des vérités de poids — nous allons voir celles qui suivront —, Castro ment. Ce ne sont pas « les travailleurs » qui ont implanté le régime et le système existant à Cuba, mais lui et sa bande, et les communistes, ses alliés.

Continuons nos citations :

« Il a affirmé qu’une meilleure organisation et la décentralisation des pouvoirs contribueront à résoudre bien des problèmes, et ajouté que le gouvernement se préoccupe actuellement d’éliminer le gaspillage en énergie humaine et la prolifération des rapports secrets. »

Commentaire : La centralisation et le gaspillage de l’énergie humaine ont été et sont l’œuvre de son régime, du système étatiste centralisé implanté par lui et ses amis communistes, pour avoir en main non seulement tout le pouvoir, mais toute la vie, toute la population de Cuba.

Continuons encore :

« M. Fidel Castro a affirmé connaître de nombreux cas « d’instituts ayant beaucoup d’employés sans fonctions » et « d’organisations gouvernementales remplies d’employés qui ne font rien ».

Il a ajouté : « Dans la mesure où les fonctionnaires ont leur salaire assuré, ils ne s’inquiètent pas de servir le public. Cela ce n’est ni de la révolution, ni du socialisme, c’est tout simplement du gâchis. »

Commentaire : Tous les voyageurs et les voyageuses qui se sont promenés dans Cuba et ont rapporté une impression optimiste, favorable ou exaltante de leur promenade où, comme d’habitude, on ne leur a fait voir que ce qu’on a bien voulu, et où ils n’ont vu que ce qu’ils ont bien voulu voir, n’ont rien rapporté à ce sujet. Si c’est nous qui le disons, nous sommes taxés de contre-révolutionnaires, subjectifs ou objectifs, quand ce n’est pas d’agents de l’impérialisme yankee. Mais c’est Fidel Castro. Alors ? D’autre part, cette pléthore bureaucratique qui paralyse tout, ou contribue à le paralyser, n’est-elle pas aussi consubstantielle au régime de l’étatisation totalitaire ?

Citons toujours :

« Les camarades de l’I.N.R.A. devraient se remuer lorsque quelqu’un leur demande leur aide. Nous devons mettre un terme à cet état de choses. »

Commentaire : l’I.N.R.A. (Institut national de réforme agraire) est l’organisme monstrueux qui a pris en main non seulement l’organisation de l’agriculture, mais encore celle de l’industrie, de la distribution, etc. C’est une création éminemment communiste, mais où Che Guevara et ses amis ont agi en plein accord avec Fidel Castro. On voit ce qu’elle donne. Mais on va voir mieux encore.

Car Fidel Castro en arrive à un aveu formidable. Le voici textuellement :

« Les impérialistes avaient une bonne organisation, du personnel de qualité assumant ses responsabilités, et cela fonctionnait bien. Nous devons appliquer des méthodes d’organisation correctes. »

Que dire de plus ? Une campagne systématique a été orchestrée à l’échelle mondiale, dont Sartre et Simone de Beauvoir et une armée de démagogues et de simples d’esprit (nous mesurons nos mots) ont accusé l’« impérialisme étranger », le « capitalisme étranger », et naturellement nord-américain, d’être responsables de la misère — très relative — des paysans cubains. Pourtant le fait est que, d’une part, les « ingenios » de canne à sucre, passaient avec rapidité aux mains des richissimes Cubains, qui en détenaient les deux tiers, d’autre part, que l’industrialisation du pays, qui permettait aux travailleurs des villes d’avoir un standard de vie souvent enviable, même pour beaucoup de travailleurs européens, était l’œuvre de ce capital étranger. Sans lui, Cuba en serait encore au niveau où l’avait laissée les Espagnols. C’est à la présence de ce capital, nord-américain, mais aussi anglais et français, qu’étaient attribués tous les maux du pays. Aussi quand Fidel Castro a « nationalisé » et exproprié toutes les grandes usines modernes ainsi fondées, ceux qui s’emballent facilement ont applaudi stupidement. Nous n’avons pas applaudi parce que pour nous ce qui compte avant tout, c’est le plan humain, non pas le plan nationaliste. Si la classe ouvrière, si le peuple de Cuba devaient gagner par cette mesure, nous approuverions. S’ils devaient y perdre, nous n’approuverions pas.

Qu’en est-il résulté ? Fidel Castro, comme du reste l’a fait Khroutchev à différentes reprises, en est réduit à vanter l’organisation capitaliste. « Cela fonctionnait bien », ce qui signifie que cela fonctionne mal maintenant. Rudement mal même, pour qu’il soit obligé de tenir ce langage. Et qui donc s’en étonnerait, si l’on tient compte de la bureaucratisation générale qui paralyse non seulement l’industrie, mais aussi l’agriculture, puisque la production de sucre a atteint cette année 3.500.000 tonnes contre la moyenne de 5.000.000 avant la révolution ?

Mais Fidel Castro est allé plus loin. Il a déclaré, quant à l’avenir économique du pays, qu’il « fallait renoncer aux rêves d’industrialisation poussée de l’île et que l’agriculture devrait assurer les besoins de Cuba pendant l’actuelle décennie et peut-être durant la prochaine ».

Or, rappelons-nous qu’une des justifications apportées et colportées dans l’attitude de Castro, Che Guevara et autres communistes contre le « capitalisme étranger », et particulièrement nord-américain, était que cet impérialisme s’opposait à l’industrialisation de Cuba, et obligeait l’île à en rester au rang de producteur agricole, à un stade arriéré qui la rendait dépendante des nations capitalistes, particulièrement des U.S.A. En a-t-on fait à ce sujet des affirmations catégoriques, en a-t-on prononcé des condamnations indignées ! Et voilà que maintenant, c’est Castro lui-même qui condamne la nation non seulement à renoncer à une industrialisation plus poussée, qui faisait partie de son programme et du programme communiste, mais plus encore à n’être qu’une nation agricole, plus spécialisée qu’auparavant, et donc moins moderne et plus dépendante des autres nations.

Car il envisage pour l’avenir que les récoltes de canne à sucre s’élèveront à 8 ou 9 millions de tonnes, que « l’économie cubaine sera avant tout basée dans les vingt prochaines années sur l’exploitation de la canne à sucre et du bétail » — formes d’économie rudimentaire, car l’élevage du bétail est pratiquée de la façon la plus primitive dans toute l’Amérique latine. Quelles perspectives pour la nation cubaine ! La monoculture n’est-elle pas un des fléaux des nations sous-développées ? Et du reste, qui lui achètera son sucre, et à quel prix, surtout si l’on sait que les autres nations productrices profitent de la cessation du commerce de Cuba avec les U.S.A. pour développer leur production sucrière, et qu’il faudra compter, demain, avec des concurrents et leur production parfois décuplée.

Enfin, Castro s’est vu obligé de faire appel aux petits propriétaires, déclarant qu’il ne voyait pas d’objection à leur présence à Cuba même pour l’année 1983. Ce qui en dit long sur le rendement des collectivisations d’État, phénomène qui du reste se produit dans tous les pays appelés socialistes, que ce soit en Europe ou en Asie.

Il est des gens qu’on ne convaincra jamais, car ils ont peur de la vérité, ils n’ont pas le courage de reconnaître leurs erreurs. Les pro-castristes aveugles sont de ceux-là. Espérons que tous ne refuseront pas de voir la lumière. En ce qui nous concerne, nous avons la satisfaction de prouver que nous avons vu clair depuis longtemps, malgré les imprécations de certains. Et malgré nous aussi, car nous préférerions avoir à reconnaître que nous nous étions trompés, et qu’une révolution vraiment socialiste ait triomphé dans le monde. Alors, loyalement, nous reconnaîtrions notre erreur, et nous nous mettrions au service de cette révolution.

De cette révolution qui n’a de socialiste que le nom, et qui, par l’orientation qui lui a été donnée, ne pouvait que conduire plus de misère et d’oppression. Car il y a longtemps que nous ne nous laissons pas prendre au piège des mots, qui depuis 1917 et une des grandes et terribles réalités de notre époque.