Que faire samedi 16 juin 2018 à Caudebec-en-Caux: Jules Durand

affiche 16 juin

La grève des charbonniers

Les charbonniers forment deux catégories : les hommes travaillant à bord, au déchargement du charbon, occupés simplement lorsqu’il y a des bateaux en déchargement, ce qui fait qu’en moyenne ils travaillent trois jours la semaine. Ils sont payés à raison de 9 francs par jour, ou plus exactement de 4,50 francs par vacation de 4 heures de travail, ce qui arrive à leur faire des semaines d’à peine 27 francs.

Les « crapauds », sortes de bennes automatiques, se chargeant toutes seules, étaient venus récemment réduire encore leur travail et les condamner à un chômage plus considérable. Aussi, ces malheureux pour la plupart des déclassés, sont-ils obligés de coucher dans des wagons et de vivre au petit bonheur. Un fourneau électrique est installé sur les quais, leur permettant de se restaurer avec quelques sous. Contraints de vivre dans de pareilles conditions, il n’est pas surprenant que cette corporation compte 90 % d’alcooliques.

L’autre catégorie de charbonniers est formée des ouvriers du chantier. Leur travail consiste à mettre le charbon en sacs et à le livrer en ville. D’autres sont occupés à faire des mélanges et à fabriquer mécaniquement des briquettes. Ceux-là travaillent 6 jours par semaine et gagnent 5,50 francs par jour. En tout il y a au Havre, 6 à 700 charbonniers.

Depuis quelques mois, par suite du renchérissement des denrées, le Havre a vu éclater de multiples grèves qui ont touché 15 000 ouvriers de toutes corporations. La plupart de ces grèves ont réussi. Cette agitation avait éveillé l’attention des charbonniers. Ils avaient bien un syndicat existant de très longue date, mais une dizaine d’ouvriers seulement étaient inscrits sur ses registres. Ce syndicat était sans action, il se bornait à faire de la mutualité.

Les charbonniers voulurent agir. Ils vinrent à l’Union des syndicats demander appui. Ils y furent bien reçus, on le conçoit. Trois réunions furent organisées par l’Union, elles réussirent, et la réorganisation des charbonniers ne fut qu’une question de temps. Mais les charbonniers voulurent aller vite, sans choisir le moment, sans examiner les forces des adversaires, sans se donner des moyens solides de résistance, ne voyant qu’une chose, n’escomptant qu’une alternative : le succès immédiat, le succès que les autres corporations anciennement unies et déjà expérimentées avaient remporté. Il y avait une raison à cette précipitation. Nous venons de dire que les charbonniers avaient déjà été victimes des « crapauds » et que travaillant seulement trois jours par semaine, leur situation était misérable. Or, un matin – il y a de cela une année –, la Compagnie Générale Transatlantique passait un marché avec un industriel, monsieur Clarke. Cet industriel fournissait un appareil monté sur portique mû par l’électricité et permettant de décharger en quelques heures un steamer comme le Sainte-Adresse, qui peut fournir à lui seul, par un seul voyage chaque semaine, le combustible réclamé par les paquebots de la Compagnie.

Cet appareil Clarke, monté sur un ponton, a été baptisé le Tancarville. Il mesure 50 mètres de longueur sur 10 mètres de largeur. Ses cales peuvent contenir, outre la machinerie, environ 1 800 tonnes de charbon. Il se compose de 4 pylônes en fer croisé reliés à leur sommet par une coupole de même métal, une chaîne à godets, assez semblables à celle des dragues, cueille le charbon dans la soute, puis le porte au sommet de l’appareil. Là, il se trouve déversé dans de longues conduites en tôle ; puis de là, dans des manches de même métal articulées et peuvent être mises directement en contact avec les ouvertures des paquebots à charger.

L’appareil Clarke, ainsi disposé peut débiter sans interruption 150 à 200 tonnes de combustible à l’heure. La Provence, le plus grand paquebot, qui prend environ 3 400 tonnes de charbon, peut ainsi faire le plein de ses soutes en une vingtaine d’heures, soit environ le travail de 150 ouvriers.

J’eus toutes les peines du monde à faire comprendre aux charbonniers qu’ils avaient tort de poursuivre la suppression de cet appareil. Ils seraient ainsi les ennemis déclarés de tout progrès pouvant améliorer leur sort si pénible.

Ils y consentirent, mais à une condition. C’est que tous les ouvriers intéressés participent aux bénéfices de ce progrès en recevant une augmentation de salaire de 1 franc par jour.

D’autre part, ils s’étaient engagés les uns envers les autres à ralentir le travail afin d’augmenter les bordées et d’occuper le plus possible de travailleurs charbonniers. Quoi de plus juste ? N’est-ce pas le seul moyen que possèdent les travailleurs pour lutter contre le chômage occasionné par le machinisme.

Voilà les origines du conflit des charbonniers.