Citoyens
De sujets que nous étions, ainsi que le demeurent encore les pauvres demeurés qui nous traitent avec dédain de bouffeurs de grenouilles, la Révolution française nous a transformés en citoyen de la République. Sommes-nous pour autant moins sujets à être sujets et davantage portés à nous montrer citoyens ? Cette question me tarabuste. Et ma vaisselle cérébrale (difficultueusement acquise au rabais à l’école communale) s’entrechoque de honte : je n’ai pas de réponse. Tout ce dont je suis certain, c’est que les mots citoyen et citoyenneté distribués à la cantonade, avec autant de discernement qu’une fermière balançant du grain à ses poules, commencent à me gonfler gravement les airbags. S’il suffisait de se prétendre quelque chose ou quelqu’un pour l’être ou le devenir, il y a longtemps que je me serais autoproclamé directeur de TF1 et que j’aurai changé les programmes débiles du roi du béton qui prend les spectateurs pour ses sujets. A l’inverse, je connais nombre d’esclaves qui le sont sans le dire et même très souvent sans le savoir. Ne me raconte pas ce que tu es, montre-moi ce que tu fais. Telle devrait être la devise de tout individu un tantinet raisonnable.
Citoyen, vous avez dit citoyen. Mais en utilisant ce mot rendu grotesque par l’usage erroné, abusif qui en est fait. Croyez-vous pour autant être un citoyen au-dessus de tout soupçon ou bien simplement un drôle de citoyen qui emploie un vocable à la mode comme on se torche le cul : sans y penser ?
Le Pen aussi se prétend citoyen et même démocrate, est-ce que ça en fait un citoyen et un démocrate ou bien un menteur ? A vous de voir. Pour moi, c’est tout vu. Constat qui me conduit tout droit à vous demander si vous connaissez la différence entre un drôle de citoyen et un drôle de zèbre ? Non ? Elle est pourtant flagrante : le citoyen a besoin de se rassurer en affirmant qu’il l’est ; le zèbre n’a besoin de rien dire. L’homme parle, mais ses paroles n’ont de réelle signification que pour lui. Lui seul (et encore) connaît le sens authentique des mots qu’il prononce et derrière lesquels il se dissimule pour mieux tromper ceux qui l’écoutent et qui le croient. C’est toujours dans ce qu’il fait qu’un homme existe, rarement dans ce qu’il dit, à moins, bien sûr, qu’il se trouve en position de force. Alors seulement ses mots deviennent conformes à ses actes. Que demain, grâce au concours bêlant de citoyens autoproclamés, l’extrême-droite arrive au pouvoir et nous pourrons constater, comme nous l’avons déjà vu dans le passé, que les propos de ces clones fascistes ne feront plus vite qu’un avec leurs actes. N’ayant plus besoin de cacher leur haine de la différence, ils nous diront enfin ouvertement ce qu’ils entendent faire de ceux qui ont la chance de ne pas leur ressembler. Et ils le feront. Soyons-en sûrs.
Pourquoi cette dérisoire colère contre l’emploi galvaudé des mots citoyennes, citoyens, citoyenneté ? C’est qu’ils sont nés de la Révolution française. Or, la cinquième république et la révolution possèdent autant de points communs entre elles qu’un couscous marocain et le faux saint-suaire de Turin. Autant dire nib. Voici belle lurette que le souvenir de 1789 a cédé la place à d’artificieux 14 juillet. Se prétendre citoyen aujourd’hui a autant de sens que se déclarer Montagnard ou Sans-culotte. Ce qui ne viendrait à l’idée de personne.
En réalité, la citoyenneté implique par essence que l’on appartienne à la cité et que l’on soit l’égal de tous les autres habitants. Hors de ce principe, l’idée même que l’on puisse se croire citoyen constitue un non-sens. Dès lors, me prétendre citoyen contribue à mon esclavage : on accepte de me laisser proclamer que je le suis, afin de mieux me faire oublier qu’il n’en est rien. En persistant contre toute évidence à m’imaginer citoyen, libre et égal en droits à tous les autres, je m’aveugle, et ne perçois plus ce que je suis réellement : le simple sujet d’une République qui a perdu le sens de la vraie citoyenneté au profit d’un élitisme clanique, où les castes politiques se partagent et se disputent le pouvoir à tour de rôle ainsi que le faisaient en d’autres temps les Bourbons et les Orléanais. La manière a changé, pas le principe ni les conséquences. La manière forte l’a cédé à l’isoloir ; le principe suppose toujours de prendre et de conserver le pouvoir ; les conséquences demeurent l’injustice et la soumission à l’autorité des citoyens qui nous gouvernent.
Alors un peu de jugeote : cessons de nous dire citoyens et battons-nous enfin pour le devenir.
Serge Livrozet