Les bruits de bottes s’accentuent aux portes de l’Europe. L’extrême droite française se banalise. Ses idées sont reprises par la droite et parfois à gauche. Les médias ont fait le job. France Inter par exemple se fait cracher dessus par Zemmour mais l’invite. L’opposition au fascisme se fait discrète. Quand revient la peste brune, l’inquiétude n’est jamais très loin. C’est vrai qu’il ne suffit plus de crier au loup, ça ne marche plus. De nombreux Français ont intégré la peur de l’étranger qui serait la source de tous les maux de la société. La société s’est lepénisée depuis une trentaine d’années et maintenant elle se zémourise. Et nous ne sommes certainement pas au bout de nos peines. Pourtant, les libertaires ne peuvent déserter le combat idéologique. Nous insistons, depuis les débuts de l’anarchisme, sur la solidarité comme lien social, qui implique l’exercice de la liberté en chaque individu et la possibilité que cette coexistence se fasse dans la paix. Bien sûr, l’extrême droite préfère cliver la société mais elle ne fait qu’accentuer dans le domaine de l’immigration ce que les politiques de droite et de gauche ont commencé depuis bien longtemps. On oppose les jeunes aux vieux, le secteur public à celui du privé, les travailleurs correctement rémunérés (dockers, ouvriers qualifiés de la pétrochimie, les correcteurs…) et ceux qui végètent au Smic. Ceux qui ont un emploi et les chômeurs…
Kant affirmait, face à la question de savoir si nos actes spontanés et libres aboutissent à la destruction de la société, que le lien social fait partie de notre nature. De cette façon, selon le philosophe allemand, l’homme progresse moralement par l’usage de sa raison, il y aurait donc une sorte de déterminisme positif vers l’amélioration. Il faut insister sur la foi de Kant dans le progrès ; il n’y aurait pas eu de passage brusque de l’état de nature à l’état qui est le nôtre aujourd’hui, sans quelques étapes préalables nécessaires avant l’apparition de la morale. C’est aussi tout le sens du dernier ouvrage de Kropotkine, l’Ethique.
Cependant, face à cette question, l’anarchisme insistera pour proposer la solidarité comme forme de cohésion sociale. Le code génétique de l’anarchisme, grâce à Kropotkine, sait que la sociabilité (spécifiée dans l’entraide) est une loi de la nature, au moins aussi puissante que la soi-disant lutte pour la survie. La proposition de solidarité, comme facteur prédominant de la vie sociale, ne suppose pas, comme on l’entend souvent, un « optimisme anthropologique » ni ne nie les complexités de la réalité de l’être humain. C’est une alternative à ce genre de darwinisme social que le capitalisme nous oblige à faire. Aucun penseur anarchiste n’est naïf et n’a eu une confiance extrême dans une prétendue nature bienveillante des êtres humains. Il ne s’agit pas de rendre tous les êtres humains bons, mais la société ne doit pas les dégrader c’est-à-dire les rendre encore pires.
Il ne s’agit pas d’exalter l’être humain, il s’agit de promouvoir ce que nous considérons comme faisant partie de sa nature : la sociabilité. On retiendra encore une fois que, pour l’anarchisme, le concept de liberté n’a de sens qu’au sein de la société. Aristote parlait de l’homme comme d’un « animal politique », ce que Bakounine a répété à plusieurs reprises, et c’est largement assumé par la discipline moderne de la psychologie sociale. Or, si nous pouvons comprendre ainsi que la possibilité d’organisation sociale existe en chacun de nous, il n’en est pas de même de l’État ou de toute forme d’organisation extérieure à l’être humain. Ce qui est nécessaire, c’est la société, pas l’État.
De quelque manière que ce qui fait que l’individu se développe (penser, parler, aimer, désirer…), c’est la société. L’homme isolé est pour l’anarchiste une fiction, une abstraction semblable à l’idée de Dieu. On retiendra cependant l’idée d’individualisme authentique, qui suppose autonomie et indépendance chez chacun et reconnaissance des mêmes qualités chez les autres.
Comme l’a dit Bakounine, les relations motivées par la nécessité économique, et non sanctionnées ou soutenues par la nécessité morale, ne peuvent être appelées qu’exploitation. Une société, la bourgeoise (il faut continuer à utiliser ce nom, bien qu’il sonne un peu anachronique pour certains ; nous continuons dans cet état où la concurrence prévaut et les exploiteurs et les exploités continuent d’exister), est structurée à partir d’un esprit de profit, dans lequel il y a un manque évident de solidarité (au-delà des poses médiatiques), qui ne peut être qualifié que de darwinisme social.
Les libertaires revendiquent la dignité humaine, pas dans l’abstrait, mais dans la reconnaissance de cette possibilité en chaque individu d’être libre. La liberté et l’autonomie de chaque être humain n’ont de sens que dans une communauté d’hommes libres. Face à la vision qui réduit la société à une simple satisfaction des besoins primaires de subsistance, les traits moraux qui trouvent leur plénitude dans la vie sociale sont revendiqués. Liberté et autonomie, en revanche, sont deux notions intimement liées : des hommes qui ne veulent ni dominer ni être dominés, qui pensent par eux-mêmes sans répéter ce que disent les autres, qui sont capables d’atteindre l’âge adulte. L’intelligence, c’est de la sensibilité cristallisée. Nous combattons l’esprit grégaire et ceux qui ne manifestent aucune empathie pour les autres. Il n’y a pas de partage entre théorie et pratique : on suppose que l’être humain libre, capable d’affirmer « je pense », est avant tout capable de « j’agis » librement et spontanément.
Par ailleurs, l’un des piliers de l’anarchisme de Proudhon est basé sur le mutualisme, basé sur ses expériences directes avec la classe ouvrière dans le but de faire avancer un avenir de bien-être et de justice sociale ; sa pensée peut être considérée comme la première école économique anarchiste, et cela se reflétera chez les disciples de Proudhon dans la Première Internationale. Selon cette théorie, l’État sera remplacé par l’organisation des individus selon des accords volontaires sur la base de l’égalité et de la réciprocité.
Un facteur primordial du mutualisme est la solidarité, quelque chose qui le sépare de l’individualisme simplement égoïste, qui recherche la satisfaction personnelle ; le fédéralisme, aux aspirations universelles, est un autre des piliers sur lesquels repose la pensée proudhonienne. Selon le mutualisme, la société serait un système d’équilibre entre forces libres, garanti par l’obtention de droits et l’accomplissement de devoirs (service pour service, produit pour produit, prêt pour prêt…). Le socialisme de Proudhon, au lieu d’être basé sur l’unité et la synthèse (ce qu’il identifiait au centralisme communiste), est basé sur une pluralité fondée sur l’équilibre, la coopération, l’échange et l’indépendance des parties.
Il est courant de parler de trois grandes notions dans l’anarchisme moderne : mutualiste, collectiviste et communiste. De la même manière, avec la confiance dans les progrès qu’ont eus les anarchistes, ainsi que dans le déni de toute stagnation possible des idées, il y a toujours eu un dépassement de la conception mutualiste dans l’esprit collectiviste de Bakounine et, à partir de là, dans l’esprit de Kropotkine partisan du communisme libertaire. La confiance qu’avait Bakounine, pour s’assurer de la liberté et de la motivation personnelle, d’une forme de rétribution (« à chacun selon son effort ») se voulait être vue comme une vision encore trop égoïste et Kropotkine devait compléter cette approche, avec son très optimiste idée d’une économie communiste d’abondance, d’embrasser « chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».
De même, le mutualisme proudhonien a été dépassé par la consolidation de la Révolution Industrielle, la disparition définitive de l’atelier, la montée en puissance progressive des multinationales, l’évolution scientifique et technique elle-même, la numérisation et bien d’autres facteurs qui n’existaient pas à l’époque du penseur français. Malgré cela, la pensée de Proudhon reposait sur des concepts qui pourraient être largement revendiqués par l’anarchisme d’aujourd’hui: son approche économique basée sur la solidarité et l’équité, et son fédéralisme dans une vision plurielle et universaliste. Comme nous l’avons déjà dit, son idée mutualiste, comme celle de tout courant véritablement anarchiste, reposait sur l’idée que l’État devait être remplacé par une organisation d’individus libres et librement associés, qu’ils concluraient entre eux des accords volontaires sur la base de l’égalité et de la réciprocité. Tout mutualisme n’est pas strictement anarchiste, mais son importance dans le développement des idées anarchistes ne peut être niée et il se manifeste d’une certaine manière dans la plupart des propositions libertaires.
Le système de Proudhon propose que l’homme ne soit pas subordonné à l’État, mais non plus à la société, et opte pour un équilibre des forces libres avec des droits et des obligations égaux dans l’échange des services et des produits, c’est pourquoi il essaie si souvent de se qualifier/s’étiqueter comme un « libéral » sans mentionner qu’il a toujours voulu en finir avec les classes et les privilèges. L’idée du mutualisme, basé sur la pluralité, devrait garantir l’unité sociale en s’organisant de bas en haut. La mutuelle doit être garante du partage des biens, de la participation du foncier, de l’indépendance du travail, de la séparation des métiers, de la spécialisation des fonctions, de la responsabilité individuelle et collective, selon que les travailleurs s’activent individuellement ou en groupe, de la réduction autant que possible de frais généraux…
L’aversion de Proudhon pour le communisme, en revanche, lui fait voir en lui une hiérarchie, une indivision, une centralisation, une subordination des volontés, une perte de force, une bureaucratie, un manque de productivité, une augmentation des dépenses et, par conséquent, une augmentation du parasitisme et de la misère. Contre l’unité communiste prise comme dogme, pluralité et autonomie des différents groupes ; on peut dire que leur mutualisme est une recherche d’équilibre, un concept si présent dans toute leur pensée, et un refus d’une synthèse de dépassement qui peut conduire à la domination politique ou économique. Le socialisme de Proudhon ne repose pas sur l’uniformité sociale, mais sur une recherche de l’unité dans la diversité, respectant l’indépendance dans la coopération des individualités ou des groupements de producteurs, et dont le seul garant est le mutualisme.
Evidemment, tout cela peut paraître complexe au premier abord mais il faut bien dire que les anarchistes comme Proudhon ont toujours recherché des solutions à mettre en pratique. Ce sont des penseurs en actes. Paraphraser la gauche ou l’extrême gauche parlementaire n’apportera aucune solution alternative. Notre combat pour la justice sociale ne peut passer que par une égalité revendiquée, notamment l’égalité économique et sociale.
Les politiciens de tous bords sont à l’opposé de ce que nous préconisons. Ils luttent pour des postes ; nous luttons pour la vie. Et nous aimons la vie.
Patoche (GLJD)