Boulevard Jules Durand

 Salacrou1[1]

« BOULEVARD DURAND »

 C’est le nom d’un boulevard du Havre. C’est aussi le titre d’un drame qu’Armand Salacrou vient de faire représenter dans cette ville et que nous verrons bientôt à Paris. Salacrou appelle sa pièce une « chronique d’un procès oublié ». Le sujet en a été pris dans la vie toute chaude : en 1910, il y a juste un demi-siècle, Jules Durand, secrétaire du syndicat des charbonniers du port du Havre, était condamné à mort comme auteur « moral » du meurtre d’un jaune. Le petit Salacrou avait alors dix ans. Il habitait en face de la prison où Jules Durand devait perdre la raison avant la révision de son procès. L’enfant fut remué, par ce drame social, jusqu’au plus profond de lui-même. Et c’est à cette émotion d’enfance que nous devons, cinquante ans après, la pièce d’Armand Salacrou devenu un auteur dramatique à la réputation bien établie.

Le sujet de la pièce ne révélera rien aux lecteurs de la R.P. Ils ont lu, ici même, dans les souvenirs de Pierre Monatte, le récit de l’affaire Durand ; ils connaissant les principaux personnages réels du drame, notamment le jeune avocat de Durand qui s’appelait René Coty, qui a fait depuis la carrière politique que l’on sait , et qui assistait l’autre jour à la première de « Boulevard Durand ». Pierre Monatte, le jour même de sa mort, avait demandé à son fidèle Maurice Chambelland de lui apporter quelques livres, parmi lesquels le texte de

« Boulevard Durand », paru avant d’être joué. C’est que tous les militants de la génération de Monatte avaient été, comme le petit Salacrou, secoués par l’affaire Durand, crime judiciaire d’une lourde signification sociale. Le mérite de Salacrou  est de l’avoir fait revivre pour nous, avec son talent habituel, pour l’édification des jeunes qui verront sa pièce et qui seront ainsi replacés dans les temps héroïques du syndicalisme ouvrier.

 

J’ai sous les yeux de la petite couverture grise d’un numéro de la « Vie Ouvrière » du 5 décembre 1910.

Elle renferme un article de Geeroms, secrétaire de l’Union des Syndicats du Havre. Il est intitulé « L’affaire Durand ». Quand on le lit, après le texte de la pièce de Salacrou, on constate à quel point l’auteur dramatique a suivi fidèlement les faits.

Rappelons-les, d’après le compte rendu de la « Vie Ouvrière ». Au cours de l’été de 1910, une grève des dockers charbonniers se déclenche dans le port du Havre. Le secrétaire du syndicat est Jules Durand, un homme de trente ans, un apôtre buveur d’eau. La vérité oblige à dire que c’est un cas rare dans la corporation.

On ne s’en étonnera pas. Les hommes employés irrégulièrement au terrible travail de déchargement du charbon sont de rudes gars. Il y a parmi eux une grande proportion de repris de justice et une plus grande encore d’alcooliques. L’action syndicale de Jules Durand se double d’un appel à la conscience ; il veut rendre une condition d’homme à ses malheureux camarades. C’est tout cela qui armera contre lui ceux qui complotent sa perte : les grands patrons de la Compagnie Générale Transatlantique, de la Société d’Affrètement, huguenots apparemment austères et puritains. Ils trouveront des complices sournois parmi les éléments les plus déclassés, parmi les bistrots du port, parmi les paysans bouilleurs de cru qui forment la majorité du jury.

Geeroms, secrétaire de l’Union des Syndicats et rédacteur de la « Vie Ouvrière » , formule quelques réserves sur l’opportunité de la grève des charbonniers, l’opportunité seulement. On retrouvera ce trait dans la pièce de Salacrou , avec l’intervention d’un délégué de la C.G.T. Mais les conditions du travail sur le port justifient amplement le mouvement. Les charbonniers sont surexcités par l’introduction d’un appareillage mécanique de déchargement. Vieux problème que l’on retrouve aujourd’hui sous une autre forme : l’opposition  spontanée de l’ouvrier à la machine qui le chasse, la hantise du chômage technologique. Ne croyez pas que Jules Durand et les militants du Havre songent à exploiter démagogiquement cette réaction !

Je lis dans l’article que j’ai sous les yeux : « J’eus toutes les peines du monde à faire comprendre aux charbonniers qu’ils auraient tort de poursuivre la suppression de cet appareil (Il s’agit d’un ponton  Clarke remplissant  en vingt heures les soutes du plus grand paquebot de l’époque, le « Provence », remplaçant à lui seul 150 ouvriers). Ils seraient ainsi les ennemis déclarés de tout progrès pouvant améliorer leur sort si pénible. Ils y consentirent, mais à une condition. C’est que tous les ouvriers intéressés participent aux bénéfices de salaire de 1 franc par jour. »

Les revendications des grévistes sont les suivantes : 10 francs par jour pour les déchargeurs (ils avaient 9 francs avant la grève et ils travaillent en moyenne trois jours par semaine) ; 6 francs pour les ouvriers des chantiers ; la suppression du fourneau économique (c’était une sorte de cantine de clochards installée sur les quais mêmes) ; l’installation d’une salle de douches chaudes (cette revendication exorbitante soulevait particulièrement les sarcasmes des patrons et de leurs valets !)

 

 

 

La grève dura. Elle avait en face d’elle un adversaire sans scrupule en la personne de l’agent général au Havre de la Transatlantique le traître classique de la pièce de Salacrou. Il recruta quelques « renards » dont il doubla et tripla la paye. C’est l’un d’eux qui devait être tué au cours d’une rixe d’ivrognes, le 9 septembre 1910. Cet individu a travaillé deux jours et deux nuits consécutives. Il a dans sa poche le prix de la trahison, et il va de cabaret en cabaret. Les témoignages l’attestent. Sa réputation d’ivrogne n’est plus à faire. Ce qui n’empêchera pas la presse bien-pensante du Havre de le présenter comme un brave père de famille, alors que, de notoriété publique, il laisse femme et enfants dans le dénuement. Il se heurte à d’autres charbonniers en ribote. Au cours de la querelle, on lui reproche évidemment sa « jaunisse ». Le pauvre type brandit un revolver, qu’il a acheté, dit le camarade Geeroms dans la « Vie Ouvrière », ou  qui lui a été donné par l’agent du patron, selon la « vérité » de la pièce de Salacrou. Quoi qu’il en soit , il est rudement sonné dans la bagarre, si rudement qu’il meurt à l’hôpital. Pas un instant, le chef de la sûreté du Havre ne songe à faire porter une quelconque responsabilité à Jules Durand et , jusqu’à la fin de l’affaire, il refusera de se faire le complice des faux témoins (un honnête homme parmi les salauds).L’agent de la Transat va bientôt susciter, en effet, d’invraisemblables témoignages : Durand aurait fait voter par une assemblée de grévistes la « suppression » dudit pitoyable charbonnier ! Accusation absurde ; quelle que soit la personnalité d’un secrétaire de syndicat, plus absurde encore pour tous ceux qui connaissent la modération et la générosité de Jules Durand. Il se trouva cependant un procureur et un juge d’instruction assez complaisants pour écouter et étayer cette thèse insoutenable. Jules Durand est arrêté, ainsi que le secrétaire adjoint et le trésorier, le bureau du syndicat. Oh ! tout le beau monde du Havre ne pensait sans doute pas que l’affaire irait si loin ! Il voulait seulement , et avec rage, se débarrasser de Durand ; et son pire ennemi le traître Roussel de la pièce se serait contenté de quelques bonnes années de prison ! Mais quand, avec l’aide d’un avocat général diabolique et répugnant, on s’est appuyé sur la bêtise et les bas instincts de quelques terriens apeurés, on se trouve dépassé.

L’incroyable se produisit : Durand fut condamné à avoir la tête tranchée sur une place publique de Rouen !

Il était le seul condamné à mort dans cette sombre affaire !

Repenchons-nous un peu sur l’article de Geeroms : « Je suis allé, en qualité de secrétaire de L’Union des Syndicats du Havre, témoigner aux assises. J’ai suivi les débats ; j’ai assisté à cette comédie lugubre ; j’ai vécu ces trois journées d’audiences où le cœur de tous se serrait. Quand le verdict du jury m’a annoncé et que j’ai appris la condamnation à mort de Durand, un premier sentiment m’a envahi tout entier. Ce n’est pas possible ! »

Cette stupeur s’abattit sur le Havre au soir du 25 novembre 1910. Mais, écrit Geeroms, « le premier moment de stupeur passé, ce fut dans le monde ouvrier, parmi toutes les corporations, une explosion de colère et d’indignation. Un même cri, un seul, jaillit de toutes les poitrines : il faut sauver Durand !

Le lundi 28 novembre 1910, une grève générale soulevait la classe ouvrière havraise. L’article s’arrêtelà, puisque Monatte l’attend pour son numéro de décembre. Dans la conclusion, nous lisons cette phrase qui résume tout : « Dreyfus, bien qu’innocent, avait été condamné parce que juif ; Durand bien qu’innocent, a été condamné parce que secrétaire de syndicat  ».

 

Durand allait-il être sauvé, une formidable campagne s’étendit à toute la France et aux autres pays. La peine fut commuée d’abord, puis la libération arrachée. Mais quand on ouvrit la porte de la cellule de Durand, on l’ouvrit sur un fou. C’est un égaré qui se présentera devant la foule, soudain muette, qui était venue pour l’accueillir. La raison du malheureux n’avait pas résisté à l’épreuve inhumaine. Ce terrible épilogue, c’est aussi la dernière scène , la plus poignante, de l’admirable pièce de Salacrou.

Parlons donc maintenant de cette pièce, l’affaire Durand portée au théâtre. Avec la scène I, nous sommes chez les patrons, les maîtres, les riches, dans leur intimité et en présence de leurs problèmes. Mais avec la scène II, nous voici sur le port, tandis que retentit le coup de sifflet qui annonce la fin du travail. Le bistrot n’est pas loin, et l’absinthe qui fait tout oublier. La scène III, nous transporte chez Jules Durand qui se tourmente du sort des autres, ce que lui reprochent chacun à sa façon, et son père et sa mère. Les délégués des ouvriers du port arrivent. La grève va se décider. A la scène suivante, nous voici de nouveau du côté des patrons et de Roussel, leur âme damnée. Celui-ci provoque à la grève immédiate « pour briser le syndicat ». « La grève ajoute-t-il, ne durera pas plus longtemps que le crédit chez l’épicier ». La scène V nous fait voir des grévistes quêtant pour la solidarité ; ils discutent avec la charcutière du coin et effraient la bourgeoise qui passe.

« Venez mon ami ! Dit-elle à son bourgeois. Ce sont des fous ! S’il n’y avait plus de pauvres, il n’y aurait plus de riches ! Alors qu’est-ce qu’on deviendrait, nous ? ». A la scène suivante, nous nous retrouvons au foyer de Durand où la mère et la compagne discutent de ce qu’il faut entendre par « le bonheur des autres ». Arrive le délégué de la C.G.T. Qui se présente à Durand. Nous allons assister au choc de deux principes et de deux caractères.

 

Il y a ici un anachronisme que Salacrou a voulu sans doute, mais qui n’en est pas moins une contre-vérité de fait :le délégué de la C.G.T. qui oppose à l’idéalisme et à la pureté de Durand, son réalisme cynique, cet homme-là ne peut-être le délégué de 1910. Peut-être pourrait-il être celui de la C.G.T. d’aujourd’hui, avec les avatars qu’elle a subis ? Dans ce cas, il ne serait pas encore le pire des délégués possibles. Écoutons-le :

« Ce n’est pas la justice qui fait gagner les batailles, c’est la force. Il faut être le plus fort… Tout ce qui sert une cause juste devient juste… Ce n’est pas parce que qu’une grève est juste qu’on la déclenche… La dignité de l’homme, ce sera pour plus tard, citoyen Durand. (Remarquons l’emploi de ce mot de « citoyen » qui n’avait certainement pas cours entre « camarades » de la C.G.T.)… « La partie de dominos dont tu parlais, nous la gagnerons parce que notre triomphe est dans la logique de l’Histoire ». Cette dernière phrase surtout est révélatrice de ce que Salacrou veut prouver. Mais il est impossible qu’elle ait été prononcée par un dirigeant ouvrier de 1910 ! En tout cas, la discussion tourne mal : « Tu ne parleras pas demain, à la réunion, dit Durand. C’est moi tout seul qui leur dirai la vérité ».

La scène VII se passe sur le port. C’est là que va se produire la rixe fatale où Capron, le jaune, va laisser sa peau. Le lendemain c’est la scène VIII Durand parle aux ouvriers. « Je déclare qu’il est impossible de poursuivre un mouvement de libération humaine en traînant le cadavre d’un de nos frères derrière nous… Le travail reprendra demain à l’aube.. Mais dans l’étouffement et le charbon, je vous en conjure, gardez le souvenir de notre union ; car les temps sont proches !  Les temps sont proches où les ouvriers du monde entier, ensemble, à la même heure, se croiseront les bras… » Les lumières s’éteignent, tandis que les ouvriers chantent « l’Internationale ».

A la scène suivante, Roussel, l’agent de la Compagnie, est dans le bureau du juge d’instruction, et il présente ses faux témoins. Le juge n’est pas dupe, mais il sait déjà le parti qu’il lui faut prendre. Il le sait, puisque, Roussel parti, il arpente son bureau en s’écriant : « Eh ! Bien, Merde ! Merde ! Et Merde ! ». La scène X est capitale, pour l’auteur comme pour nous. Au cours d’une discussion avec sa compagne, Jules Durand parle ainsi : « Ils vous racontent à Paris : la fin justifie les moyens ! Qu’est-ce que ça veut dire ? D’abord, si on n’attrape pas la fin, on reste avec les moyens sur le dos, et la honte des bonnes intentions, mais il y a plus grave, j’ai bien peur que la fin ne soit faite que des moyens, façonnées par les moyens, et qu’elle finisse par ressembler aux moyens avec lesquels on essaie de l’atteindre ». Peut-on dire mieux, aussi simplement et avec une telle densité, ce que nous pensons nous-mêmes ? La scène s’achève sur l’entrée des policiers et l’arrestation de Durand. Ensuite, nous sommes devant la prison, avec les parents qui attendent la sortie du fils que l’on  emmène à l’instruction, menottes aux poignets, et le père qui s’écrie : « Il y a trop de cochons sur la terre pour que le pauvre monde en sorte un jour, de la misère ». A la scène XII, nous voyons le spectacle édifiant de la distribution des jouets aux enfants des ouvriers non-grévistes. Puis c’est la grande scène de la Cour d’assises où, face à un Durand magnifique, sont là tous les « affreux ».

Maintenant, c’est la scène finale : le délégué de la C.G.T. est à la tribune d’un meeting et il annonce : « Les ports de Bordeaux, Marseille et Cherbourg déclenchent des grèves de solidarité !… Le port de Bilbao est en état de siège… Liverpool est en grève… Les syndicats de Chicago ont décidé une grève de solidarité… ».

C’est ensuite, devant la porte de la prison, au son d’un tambour sourd et lent, la scène de la libération que, nous avons évoquée tout à l’heure. C’est un autre Durand, un aliéné, que l’on pousse hors de la cellule noire. La maison des fous va lui ouvrir sa porte.

Voilà la pièce de Salacrou. C’est une belle œuvre et c’est une bonne action. Que peut-on lui reprocher ? Ce que les critiques engoncés n’ont pas manqué de lui reprocher : les personnages sont trop tranchés ; tout le bien est d’un côté, tout le mal de l’autre ; cela tourne à l’image d’Épinal à l’oeuvre édifiante  pour patronage ouvrier. Bah ! Je ne peux dire que je n’ai pas éprouvé, à quelques moments de ma lecture, comme la sensation d’une certaine convention, d’un nouveau conformisme. Mais je suis à peu près sûr que cette impression s’atténuera au spectacle lui-même et que l’émotion et l’enthousiasme l’emporteront. Le théâtre a quelquefois besoin de cette simplicité, de ces personnages taillés à coups de serpe. Nous aimons reconnaître, presque sans nuance, le juste et le traître. Hélas ! L’affaire Durand a poussé assez loin l’ignominie, non au théâtre, mais dans la réalité, pour que Salacrou n’ait pas eu besoin de noircir le tableau. Nous irons voir sa pièce et nous en reparlerons entre nous. « L’affaire Durand » est de notre patrimoine.

 

Jules Durand n’a été définitivement innocenté que le 15 juin 1918. Il n’a jamais quitté l’asile des fous où il est mort le 23 février 1926. Bien des années après avoir laissé sa raison dans la geôle de Rouen. Quant au Boulevard Durand, il a été inauguré au Havre en 1956.

                                                                                                   Raymond GUILLORE.