Bakounine et la religion

Bakounine1

Texte de Bakounine : [Dieu et l’Etat]

Extrait :

« J’ai dit la raison pratique principale de la puissance exercée encore aujourd’hui par les croyances religieuses sur les masses. Ces dispositions mystiques ne dénotent pas tant chez l’homme une aberration de l’esprit qu’un profond mécontentement du cœur. C’est la protestation instinctive et passionnée de l’être humain contre les étroitesses, les platitudes, les douleurs et les hontes d’une existence misérable. Contre cette maladie, ai-je dit, il n’est qu’un seul remède : la Révolution sociale.

En d’autres écrits, j’ai tâché d’exposer les causes qui ont présidé à la naissance et au développement historique des hallucinations religieuses dans la conscience de l’homme. Ici je ne veux traiter cette question de l’existence d’un Dieu, ou de l’origine divine du monde et de l’homme, qu’au point de vue de son utilité morale et sociale, et je ne dirai que peu de mots sur la raison théorique de cette croyance,  afin de mieux expliquer ma pensée.

Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux, leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles. En conséquence, le ciel religieux n’est autre chose qu’un mirage, où l’homme, exalté par l’ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c’est-à-dire divinisée. L’histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n’est donc rien que le développement de l’intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s’est enrichi des dépouilles de la terre, et, par conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l’humanité, plus la terre devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison , l’arbitre et le dispensateur absolu de toutes choses : le monde ne fut plus rien, elle fut tout; et l’homme, son vrai créateur, après l’avoir tirée du néant à son insu, s’agenouilla devant elle, l’adora et se proclama sa créature et son esclave.

Le christianisme est précisément la religion par excellence, parce qu’il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la propre essence de tout système religieux, qui est l’appauvrissement, l’asservissement et l’anéantissement de l’humanité au profit de la divinité.

Dieu étant tout, le monde réel et l’homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l’homme est le mensonge, l’iniquité, le mal, la laideur, l’impuissance et la mort. Dieu étant le maître, l’homme est l’esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité et la vie éternelle, il ne peut y arriver qu’au moyen d’une révélation divine. Mais qui dit révélation, dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs inspirés par Dieu même; et ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l’humanité, élus par Dieu même par la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et illimitée; car, contre la raison divine, il n’y a pas de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n’y a point de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l’être aussi de l’Église et de l’État, en tant que ce dernier est consacré par l’Église. Voilà ce que, de toutes les religions qui existent ou qui ont existé, le christianisme a mieux compris que les autres, sans excepter même la plupart des antiques religions orientales, lesquelles n’ont embrassé que des peuples distincts et privilégiés, tandis que le christianisme a la prétention d’embrasser l’humanité tout entière; et voilà ce que de toutes les sectes chrétiennes, le catholicisme romain a seul proclamé et réalisé avec une conséquence rigoureuse. C’est pourquoi le christianisme est la religion absolue, la dernière religion, pourquoi l’Église apostolique et romaine est la seule conséquente, la seule logique.

N’en déplaise aux métaphysiciens et aux idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poètes: L’idée de Dieu implique l’abdication de la raison et de la justice humaines; elle est la négation la plus décisive de la liberté humaine et aboutit nécessairement à l’esclavage des hommes, tant en théorie qu’en pratique.

            A moins de vouloir l’esclavage et l’avilissement des hommes, comme le veulent les jésuites, comme le veulent les mômiers, les piétistes et les méthodistes protestants, nous ne pouvons, nous ne devons faire la moindre concession, ni au Dieu de la théologie, ni à celui de la métaphysique. Celui qui, dans cet alphabet mystique, commence par Dieu, devra fatalement finir par Dieu ; celui qui veut adorer Dieu, doit, sans se faire de puériles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité.

Si Dieu est, l’homme est esclave; or l’homme peut, doit être libre; donc Dieu n’existe pas.

Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant qu’on choisisse. »