Avec les Révoltés

Les causes extérieures et sociales qui déterminent à un moment donné l’éclosion ou la recrudescence des énergies de Révolte sont variables. Elles changent avec le temps, le lieu, le degré de l’évolution sociale. La catégorie des Révoltés est trop nombreuse pour qu’il n’y ait pas lieu d’y distinguer les deux espèces qu’on retrouve partout dans les groupements humains : l’Actif et le Passif, l’Energétique et l’Energumène. Souvent le mouton enragé n’en reste pas moins un mouton. Il imite dans la révolte comme d’autres imitent dans la soumission. Ses paroles de révolte sont apprises. Mais à côté du Révolté par imitation et par suggestion, il y a le Révolté par instinct, par tempérament, par personnelle volonté de vie. Tout est subjectif dans nos évaluations sociales. Entre la réalité sociale et l’impression éprouvée par chaque conscience s’interposent la sensibilité et l’intelligence de chacun. Chaque intelligence a ce qu’on pourrait appeler son indice de réfraction sociale. Elle dévie et réfracte à sa façon les rayons qui lui arrivent du dehors.

Les vérités, les vérités sociales surtout, ne sont jamais simples. Qu’elles soient la synthèse de plusieurs idées abstraites (par exemple la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité) (1) ou la synthèse d’une idée abstraite et d’éléments concrets (passions, intérêts de personnes ou de groupes), les vérités sociales ne représentent jamais une essence logique indécomposable, mais une mixture, une mosaïque d’éléments le plus souvent inconciliables. Le cas le plus fréquent est celui où l’idée est adultérée par des éléments adventices (intérêts, préjugés). De là vient que ces vérités sociales logent leur ennemi et portent en elles-mêmes leur propre contradiction. Pour voir s’épanouir ces vérités, il suffit de les soumettre à l’analyse dissociatrice qui les résout en leurs éléments.

La plupart des gens peuvent s’indigner de l’absurde sur le terrain religieux ; mais ils s’arrangent à merveille de l’absurde dans les formules politiques et sociales. L’imagination sociale cristallise en laid comme d’autres fois elle cristallise en beau. Chez le pessimiste social et le révolté, le monde social prend une teinte sombre et sinistre ; il revêt des formes odieuses. Le révolté n’est pas asservi à la réalité sociale et il a un vif sentiment des contingences sociales. Il réagit contre l’excès d’historisme, contre la génuflexion devant le fait, devant la prétendue logique historique. Pour lui la vérité sociale n’est pas quelque chose de tout fait, d’immobile, sur quoi nous n’avons pas de prises. C’est une vérité en devenir, une vérité incertaine et fuyante comme la Vie. Elle dépend de nous, et, en un certain sens, elle est notre œuvre, notre acte et notre geste.

Le Révolté se jette d’un bond dans un monde inconnu. Il a un concept spécial de la Vérité. Sa Vérité est une vérité toute pénétrée de vie, toute frémissante d’énergie et d’action.

D’ailleurs, l’Action, l’Energie, voilà le fond du Révolté. Dans tout Révolté, il y a un dissociateur de vérités traditionnelles. Il y a un imaginatif et un intuitif qui écarte le voile des mensonges sociaux ; mais il y a surtout un Energétique, un Combatif. Il se dresse contre l’ordre social, existant par simple désir de donner lieu à des formes nouvelles de vie, de faire triompher un idéal, c’est-à-dire le reflet agrandi d’une personnalité. Le Révolté se confond avec le créateur de valeurs sociales, l’instaurateur d’une vérité et d’une justice nouvelles. Bakounine est un Révolté ; Tolstoï et Proudhon le sont aussi. Chez le Révolté, la volonté de vie s’affirme, au moins comme énergie de protestation. L’anarchiste est un révolté qui nie et détruit l’autorité en ce qui le concerne personnellement ; il se rend libre autant qu’un homme ou une femme peut être libre dans nos sociétés compliquées.

Notre organisation sociale actuelle, avec ses oligarchies et ses bureaucraties hypocrites, avec ses procédés d’écrasement systématique de l’isolé, avec ses primes offertes à la médiocrité, à la bassesse, à la servilité, avec sa haine de toute indépendance d’esprit, avec ses encouragements à l’espionnage, à la délation, à la calomnie grégaire, à toutes les lâchetés de groupe…est une des formes de vie les plus à même de susciter le mépris. L’instinct de révolte est à la fois une forme de l’instinct vital et de l’instinct de connaissance. Il établit entre eux, au cours de l’évolution historique, un compromis. Ce sont les Révoltés, les briseurs de dogmes, qui rompent les digues édifiées par le système en place et qui mettent en liberté les eaux ainsi libérées. Le nouveau rayon de lumière projeté par la connaissance du Révolté sur la face obscure des choses déconcerte les traditions, les routines, les paresses. Le Révolté est alors décrié voire honni. Pourtant le Verbe de révolte participe à une brusque accélération du mouvement de la vie, d’un bond en avant, d’un saut non historique dans l’avenir. C’est pourquoi, dans l’actuel triomphe de la banalité et de l’immoralisme, l’apparition du Révolté mérite d’être accueillie avec applaudissements car les avancées humaines proviennent souvent de ceux qui ont remis en cause les dogmes et les vérités que l’on croyait immuables.

  • La forme de liberté la plus atteinte, c’est la liberté sociale, c’est-à-dire la liberté de la vie privée, la liberté des relations et des amitiés, la liberté de vivre comme on veut. Il va sans dire que cette dernière est autrement précieuse pour l’individu que la soi-disant liberté politique. Car la liberté de la vie privée est une liberté de tous les instants ; tandis que la liberté politique se réduit à déposer un bulletin de vote une fois tous les cinq ans dans « l’urne civique ».