Octave Mirbeau au Havre

Frascati

Dans le cadre du centenaire de la mort d’Octave, nous publierons plusieurs écrits d’Octave Mirbeau parus notamment dans les Temps Nouveaux de Jean Grave. Mais avant de commenter et publier ces textes, nous commencerons par un extrait de l’Ecuyère d’Octave Mirbeau ; roman publié sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne, et où il est question du Havre et de son fameux hôtel Frascati….

 » C’était un de ces tièdes matins d’automne, glanures oubliées de l’été, que la Saint-Martin économe ramasse; un clair soleil, tamisé par des voiles de nuée qui s’effiloquaient en mousselines, s’élargissait dans un ciel du bleu gris changeant des tourterelles.

Bras dessus, bras dessous, cédant à la camaraderie plus molle du voyage, ils allèrent à la jetée, qui, pareille à une langue grisâtre, s’allongeait dans le flot d’huile, à peine ridé par des brises. Tout au bout, à genoux sur les bancs de granit, elle battit des mains, secouée d’un rire qui irisait ses  prunelles de chatte agrandies.

Elle était sincère en ce délicieux moment d’oubli, prise à ces piperies d’espérance, qui miroitaient au loin à fleur d’eau. En rade, pareille à un voile d’amazone, une fumée de « Transatlantique » fouettait la brume lilas de l’horizon. Et elle pensait : « Là-bas, la terre de promission, le bonheur aisé, sans luttes, les palmes d’or bien gagnées des vierges martyres et les splendeurs d’apothéose. » Que fallait-il pour cela? Se taire, voilà tout! Se taire! Et demain, tous deux rajeunis, ayant dépouillé ces vêtements souillés par la fange des chemins, secouant au rivage les poussières rappeleuses de leurs sandales, ils s’embarqueraient, assurés des lendemains si longtemps pétris dans leurs rêves. Et il n’y aurait plus de méchantes gens pour les séparer l’un de l’autre : la mère même serait oubliée, et, comme jadis, heureuse, dans sa robe d’épousée, elle « marcherait entre les lis».

Ils revinrent au quai d’embarquement prendre possession de leur cabine retenue : le pont du Labrador en partance était grouillant, pas moins qu’un champ de foire; la grue gémissait, mise en branle par le hoquet précipité des machines. Et ce furent des étonnements bêtes, des gaîtés naïves, un plaisir ébaubi de fiancée visitant la chambre nuptiale. Elle allait et venait, de sa couchette à la porte à coulisses, hochant la lampe du plafond, déplaçant les pièces de toilette gainées, ouvrant le hublot, les mains curieuses.

Ils déjeunèrent à Frascati, baignés dans le plein jour des terrasses. Et c’était vraiment fête au ciel, où le soleil, comme pour les noces prochaines, allumait tous ses cierges. Après, les poches pleines de sucre, elle alla visiter ses chevaux, de la veille installés à l’aise dans l’écurie déserte de l’hôtel; même, ayant soulevé à deux mains le couvercle du coffre à avoine, elle leur en jeta des poignées. Et une envie soudaine, gourmande, la prit, un besoin fougueux de galopades.

— Hein! Veux-tu? dit-elle, câline, coulant son bras sous le sien. Autant cela que rester en ville à rien faire!

Et quatre à quatre elle grimpa à sa chambre. Quand elle redescendit, parée comme pour le cirque, la taille amincie encore par le juste de drap rouge à longues basques, d’où les seins saillaient, avec des profils rudes de bastions, le chapeau bas sur le front et une rose fichée dans le trèfle d’or de ses nattes, elle souriait de ce même sourire attirant et mortel de succube, dont le coup de faux n’avait pas sur sa route laissé un seul cœur debout. Gaston tressaillit, étranglé par une peur. Dieu! Cet uni-forme joli de combat! Était-elle revenue, l’écuyère, avec ses belles indifférences et ses fiertés implacables? Assagie, foulant aux pieds ses faiblesses présentes, s’allait-elle revancher en le chassant?

— C’est mon costume… dis? fit-elle. Bah! on ne nous connaît pas! Viens! Sitôt en selle, une fièvre lui empourpra les joues : elle riait, flattant de la main son alezan. Comme ils gravissaient la côte d’Ingouville, elle devint tout à coup bavarde; et, s’arrêtant, tournée sur sa selle, elle lui montrait du bras la rade étalée à leurs pieds en demi-lune, où les mâts montaient comme des fumées.

— Demain! dit-elle.

Sur la terrasse largement sablée d’une villa, un homme jeune, une jeune femme, qui marchaient, enlacés, au long d’une allée de roses, s’arrêtèrent pour les voir passer; et, accordés par des pensées pareilles, ceux de l’allée sourirent à ceux de la route.

Ils avançaient au pas, botte à botte, causant, dans un entre chien-et-loup exquis de veille de noces; ils n’étaient pas époux encore et n’étaient déjà plus fiancés. Dès en rase campagne, il se pencha et effleura de ses lèvres l’oreille de Julia, où une boucle de cheveux d’or pendait, pareille à un bijou de filigrane. Alors, comme si ce baiser lui eût donné des ailes, elle s’élança. Devant eux le chemin d’Étretat — virant au bord des falaises, dont les croupes herbues s’arrondissaient, mamelonnées ci et là sur la gauche, avec parfois des coupes d’océan qui bleuissaient ainsi qu’un pan de ciel surbaissé — se déroulait au loin, de même qu’un fleuve d’argent immobile. Et, dans la paix recueillie des terres fraîchement retournées qui fumaient, où des bandes de corbeaux piochaient du bec effrontément, le trot des chevaux claquait en sabotière. Ils allèrent longtemps en silence. Au quitter de Sanvic, ils se jetèrent dans une sente, qui courait à travers champs vers la mer. Essoufflés enfin, ils ralentirent à la lisière d’un bouquet de bois, accroché au revers de la pente, un coin exquis, avec des senteurs résineuses, formé un vent de large, et tiède, et secret à plaisir pour un confessionnal attendri d’amoureux. En un creux feutré de grasses verdures, où les aiguilles des pins s’étaient plantées comme des peignes dans les chevelures des mousses emmêlées, une source pleurait goutte à goutte.

— J’ai soif! dit Julia.

Elle sauta à bas de cheval et tendait ses mains, arrondies en écuelle, d’où l’eau suintait en filets; et, fermant les yeux, elle but goulûment. Gaston avait mis pied à terre; il s’agenouilla.

— Et moi? fit-il, avec un clappement des lèvres.

Elle puisa de nouveau, et, se retournant, d’un geste de reine, elle lui posa à la bouche la vase tiède de ses mains. Alors, les jambes molles, pâmées, elle s’abattit dans ses bras.

— M’aimes-tu bien? dit-elle, mordant ses lèvres de baisers gluants.

— Oh! Oui, Julia! Oh! Oui, je t’aime bien, bien…. »