Une République fédérale à la française ?

Il est assez rare qu’un ancien ministre en l’occurrence Jean-Baptiste Lemoine, sénateur « Renaissance de l’Yonne, fasse référence à Proudhon. Pour mieux le dénaturer certainement. Il considère que le livre « Du principe fédératif » pourrait inspirer « la révolution territoriale » à laquelle il aspire. Et d’ajouter à moins que ce ne soit le journaliste du Monde : « Pour le penseur socialiste Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), le gouvernement idéal est fédéral ».

Alors chiche parce que Proudhon réserve à l’Etat un rôle de propulseur et pose un exemple. Une fois la manœuvre opérée, l’Etat se retire abandonnant aux autorités locales et aux citoyens l’exécution du nouveau service. Le penseur anarchiste demandait l’intervention de l’Etat pour organiser au départ l’école, les canaux etc., car la puissance publique avait les moyens d’impulser de grands projets. Mais, une fois les projets sur les rails, ce sont les citoyens notamment au travers des communes et des organisations ouvrières qui doivent prendre en main et gérer ces projets, l’Etat se retirant. Et les citoyens qui prennent en main leurs affaires, cela s’appelle l’autogestion. Proudhon est très méfiant vis-à-vis de l’Etat et le critique vertement à maintes reprises le considérant comme tyrannique.

A l’évidence, le débat centralisme ou fédéralisme traverse les siècles. D’ailleurs, c’est un point d’achoppement entre anarchistes et marxistes. Aujourd’hui, les tenants du centralisme jacobin en France appartiennent au R.N. et à la France Insoumise. Les autres composantes politiciennes parlent de fédéralisme sans savoir de quoi elles parlent sauf à vouloir copier le Canada, l’Allemagne…

Et si l’on parlait Education avec Proudhon. Histoire que monsieur Lemoyne s’en inspire aussi.

Proudhon se méfie de l’État, tout comme William Godwin (1756-1836), ce dernier indique que l’État prône des valeurs patriotiques et n’a aucun intérêt à favoriser la formation d’un jugement indépendant : « Tout projet d’établir une « éducation nationale » mérite enfin notre opposition, à cause de la connexion évidente qui existe entre l’école publique et le gouvernement national. Il y a là une coalition bien plus formidable que la vieille alliance (si menacée) de l’Église et de l’État. L’éducation est la clé de l’avenir. Avant de mettre une aussi puissante machine que l’école sous la direction d’un maître aussi dangereux que l’État national, il importe bien de savoir ce que l’on fait. Le gouvernement ne manquera pas d’utiliser

l’enseignement pour renforcer son pouvoir et perpétuer à jamais ses institutions. Si même nous pouvions supposer chez les agents de l’État d’autres intentions que celle-là, (qui ne saurait en tout état de cause leur apparaître qu’innocente et même hautement méritoire), le mal n’en serait pas moins inévitable. Leurs vues de gouvernants, en tant que fondateurs d’un système éducatif, ne sauraient manquer d’être analogues à celles qui ont trait à leurs fonctions proprement politiques : les données sur lesquelles se fondent la conduite des hommes d’État et les principes qui lui servent de consécration, seront assurément les données et les principes sur lesquels se fondera l’enseignement organisé par eux !

Or, il n’est pas vrai que notre jeunesse doive grandir dans le respect de la Constitution, si excellente qu’elle puisse être. Ils doivent grandir dans le respect de la Vérité ; et, pour ce qui est de la Constitution, l’exalter seulement dans la mesure où elle s’accorde avec les déductions qu’en toute indépendance chacun d’eux tirera de l’étude sincère des faits.

Admettons qu’un système complet d’« éducation nationale » soit adopté en plein triomphe de despotisme ; certes, nous avons peine à croire ce système capable d’étouffer pour toujours la voix de la vérité ! Mais il n’en formera pas moins la plus formidable et la plus profonde barrière mentale que l’imagination puisse concevoir.

Quant aux pays où prévaut la liberté dans la plupart des domaines, tout y est subordonné à la possibilité de reconnaître et de surmonter l’inexpérience et l’erreur, alors qu’une « éducation nationale » aurait précisément la tendance la plus directe à perpétuer l’erreur et à prendre l’inexpérience en modèle pour la formation de tous les esprits. » 

Proudhon, lui, envisage le travail comme un mode d’éducation : « Le travail, réunissant l’analyse et la synthèse en une action continue, le travail…résumant la réalité et l’idée, se présente comme mode universel d’enseignement » . Il considère que l’instruction de l’homme doit être constamment combinée et conçue pour qu’elle dure à peu près toute la vie et veut refonder le système éducatif pour davantage d’égalité sociale.

Proudhon établit une philosophie du travail qui sert d’étayage à ses conceptions pédagogiques. Il réhabilite le travail manuel en essayant de le combiner aux activités intellectuelles. Proudhon se fait ainsi le chantre de l’éducation polytechnique : « (…) de tous les systèmes d’éducation, le plus absurde est celui qui sépare l’intelligence de l’activité et scinde l’homme en deux entités impossibles, un abstracteur et un automate… Si l’éducation était avant tout expérimentale et pratique, ne réservant les discours que pour expliquer, résumer et coordonner le travail, si l’on permettait d’apprendre par les yeux et les mains à qui ne pourrait apprendre par les yeux et la mémoire, bientôt l’on verrait se multiplier les capacités » .

Cette école procède d’un apprentissage polytechnique donné à tout le monde et de l’accession à tous de tous les grades. La pratique des exercices industriels permet aux élèves de mieux comprendre et assimiler les connaissances scientifiques. 

Proudhon entrevoit de faire appel aux associations ouvrières et de les mettre en rapport avec le système d’instruction publique. L’émancipation des travailleurs n’est jamais bien loin de ses préoccupations. D’ailleurs, il analyse la séparation de l’instruction et de l’apprentissage comme le meilleur moyen pour les classes possédantes de faire perdurer la reproduction sociale : « Séparer, comme on le fait aujourd’hui, l’enseignement de l’apprentissage, et ce qui est plus détestable encore, distinguer l’éducation professionnelle de l’exercice réel, utile, sérieux, quotidien, de la profession, c’est reproduire, sous une autre forme, la séparation des pouvoirs et la distinction des classes, les deux instruments les plus énergiques de la tyrannie gouvernementale et de la subalternisation des travailleurs. Que les prolétaires y songent ! » 

Pour étayer ses propos, il prend comme exemple les grandes écoles : « Si l’école du commerce est autre chose que le magasin, le bureau, le comptoir, elle ne servira pas à faire des commerçants, mais des barons du commerce, des aristocrates. Si l’école de marine est autre chose que le service effectif à bord, en comprenant dans ce service celui même de mousse, l’école de marine ne sera qu’un moyen de distinguer deux classes dans la marine : la classe des matelots et la classe des officiers. »  En d’autres termes, l’école trie et sélectionne au détriment des enfants d’ouvriers : « Nos écoles, quand elles ne sont pas des établissements de luxe ou des prétextes à sinécures, sont les séminaires de l’aristocratie. Ce n’est pas pour le peuple qu’ont été fondées les écoles Polytechnique, Normale, de Saint-Cyr, de Droit, etc. ; c’est pour entretenir, fortifier, augmenter la distinction des classes, pour consommer et rendre irrévocable la scission entre la bourgeoisie et le prolétariat. » 

Proudhon fustige cette hiérarchie scolaire : « Dans une démocratie réelle, où chacun doit avoir sous la main, à domicile, le haut et le bas enseignement, cette hiérarchie scolaire ne saurait s’admettre. »  Il est à noter par ailleurs que Proudhon transpose dans ses conceptions théoriques le schéma des loges maçonniques. Après l’atelier-école, l’ouvrier se voit attribuer les grades d’apprenti, de compagnon et de maître. C’est aussi un partisan de la formation continue tout au long de la vie : « En premier lieu, l’instruction de l’homme doit être, comme autrefois le progrès dans la piété, tellement conçue et combinée qu’elle dure à peu près toute la vie. Cela est vrai de tous les sujets, et des classes ouvrières encore plus que des savants de profession. Le progrès dans l’instruction, comme le progrès dans la vertu, est de toutes les conditions et de tous les âges : c’est la première garantie de notre dignité et de notre félicité. » 

Proudhon entrevoit de même l’art comme une compétence du citoyen : « Dix mille élèves qui ont appris à dessiner comptent plus pour le progrès de l’art que la production d’un chef d’œuvre. »  Il a écrit de nombreux livres, une œuvre-fleuve, et, en parallèle, a alimenté entre autres les courants fédéralistes, mutuelliste.

Il est considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie. S’il est davantage connu pour ses écrits concernant la propriété, les critiques des systèmes capitalistes ou du communisme dogmatique, il n’en a pas pour autant délaissé les problèmes d’éducation qu’il jugeait primordiaux : « Toute éducation a pour but de produire l’homme et le citoyen, d’après une image en miniature de la société, par le développement méthodique des facultés physiques, intellectuelles et morales de l’enfant. En d’autres termes, l’éducation est la créatrice des mœurs dans le sujet humain… L’éducation est la fonction la plus importante de la société. »  Patrice Le Havre