
L’existence de sectes plus ou moins virtuelles et réactionnaires se réclamant de Lénine ne serait aujourd’hui qu’un détail mineur, lié aux névroses qui rongent les individus plongés dans le capitalisme moderne. Cependant, la crise actuelle, qui appauvrit les classes moyennes et marginalise les masses laborieuses devenues bourgeoises, fait resurgir toutes sortes d’idéologies rédemptrices, y compris le vieux léninisme bourgeois. Malgré les manœuvres d’infiltration des nouveaux adeptes, les vieux catéchismes dépoussiérés comme les plus récents peinent à s’imposer dans la lutte des idées menée par les rebelles d’aujourd’hui contre les idéologues de la classe dirigeante. Le temps n’attend personne, et la révélation définitive du léninisme – que l’on pourrait dater historiquement de mai 68 – aurait conduit les croyants ayant survécu au cataclysme de la mode d’avant-garde à une forme de survie schizophrénique. Comme Gabel l’a déjà démontré, le prix à payer pour cette foi est une conscience partagée, une sorte de double personnalité. D’un côté, la réalité contredit le dogme jusque dans les moindres détails, et de l’autre, l’interprétation militante se doit de la tordre, de la contraindre et de la manipuler jusqu’au délire pour la modeler selon le dogme et fabriquer un récit manichéen exempt de contradictions. Tel une Bible, toutes les réponses seraient contenues dans ce récit. Le discours léniniste étouffe l’angoisse que la désillusion engendrée par la pratique provoque chez le croyant, une angoisse qui constitue une arme puissante pour fuir la réalité. Le résultat serait pitoyable pour le reste de l’humanité si de tels débats étaient monnaie courante au sein d’un prolétariat combatif, malheureusement disparu dans les années 1980. Compte tenu de l’état actuel de la conscience de classe, ou plutôt, compte tenu de l’inversion spectaculaire de la réalité, où « la vérité n’est qu’un instant de mensonge », la présence de sectaires léninistes dans les rares médias dissidents ne fait qu’accroître la confusion ambiante. Le rôle objectif de ces sectes est de falsifier l’histoire, de dissimuler la réalité, de détourner l’attention des véritables problèmes, de saboter la réflexion sur les causes du triomphe capitaliste, d’empêcher l’élaboration de tactiques de lutte appropriées et, en définitive, de freiner le réarmement théorique des opprimés. Les léninistes sclérosés d’aujourd’hui ne sont plus (car ils ne peuvent plus l’être) l’avant-garde de la contre-révolution d’il y a quarante-cinq ou quatre-vingt-dix ans, mais leur fonction demeure la même : œuvrer à la domination en tant qu’agents de dissolution et de provocation.
Face à la désintégration idéologique actuelle, il pourrait être pertinent de parler de léninismes. Toutefois, loin de nous perdre dans les nuances qui séparent les différentes sectes, nous nous efforcerons de rassembler les caractéristiques communes qui les définissent le mieux : le déni catégorique de l’existence d’une révolution ouvrière lors de la guerre civile espagnole de 1936, l’affirmation tout aussi catégorique de l’existence d’un prolétariat en perpétuelle progression, et la croyance en l’avènement futur du parti dirigeant, guide des travailleurs sur la marche vers la révolution. Cette croyance leur vient soit des analyses défaitistes et capitulationnistes de la revue belge « Bilan », soit des rapports des agents du Komintern et de la démagogie triomphaliste du Parti communiste espagnol. Si, dans un cas, il s’agissait d’une guerre impérialiste, dans l’autre, d’une guerre d’indépendance, dans les deux cas, le prolétariat a dû se laisser écraser. Dans l’univers léniniste, Lénine est la Vierge Marie. La classe ouvrière dont ils parlent est comparable à la chrétienté, investie d’une mission historique à accomplir, guidée par une caste sacerdotale et quasi militaire : le parti du prolétariat. Un léniniste chiite, autrement dit un bordigiste, déplorait en ligne : « Si l’on supprime la classe ouvrière, que nous restera-t-il ? » En effet, pour les léninistes, la classe ouvrière remplit une fonction rituelle, thérapeutique, voire psychologique. C’est une entité idéale, une abstraction, au nom de laquelle le pouvoir doit être conquis. Non pas qu’elle n’existe pas, mais elle n’a jamais existé. Inventée par Lénine sur le modèle russe de 1917, une classe ouvrière minoritaire dans un pays féodal à population majoritairement paysanne, accessible à une direction extérieure composée d’intellectuels organisés en parti jacobin, n’est pas une réalité quotidienne. Elle appartient à une époque révolue. C’est un idéal utopique et anhistorique. Sans plaisanter, la secte posadiste trotskiste croyait l’avoir découverte parmi les extraterrestres d’une galaxie lointaine, d’où ils envoyaient des soucoupes volantes sur Terre porteuses de messages socialistes. Ces messages d’OVNI ont dû se répandre, car le prolétariat léniniste apparaît dans tous les contextes planétaires ; selon la presse du parti, son éveil peut survenir à tout moment, par exemple lors de la récente guerre d’Irak, des mobilisations étudiantes françaises, de la formation d’une « gauche » syndicale, ou encore dans les conflits du travail…
L’économiste Sismondi fut le premier à appliquer le terme « prolétariat » à la classe ouvrière née de la révolution industrielle. Les théoriciens anarchistes soulignèrent son potentiel politique, son importance en tant qu’instrument principal de la transformation radicale de la société et, en définitive, son rôle crucial dans la lutte pour l’émancipation du salariat. Cependant, Bakounine attribuait une plus grande importance révolutionnaire aux « extrêmement pauvres », à la jeunesse dépossédée et aux marginaux ruraux qu’au prolétariat organisé au sein de corporations sociales-démocrates. Malatesta précisa qu’il n’était « donc pas nécessaire de fétichiser le prolétariat simplement parce qu’il est pauvre, ni d’encourager en lui la croyance en sa supériorité ». André Prudhommeaux s’attaqua au « mythe du prolétariat », c’est-à-dire à la foi dans le comportement messianique d’une classe élue, à la forme religieuse que prenait le désir de liberté fraternelle et égalitaire entre les mains d’intermédiaires autoproclamés, tels que se considéraient les partis léninistes. Berneri, qui déplorait le « culte de l’ouvrier », opposait le prolétariat réel au prolétariat philosophique, image spectaculaire invoquée par les usurpateurs bourgeois : « une force énorme qui s’ignore elle-même ; qui se soucie bêtement de ses propres moyens de production ; qui ne lutte guère pour des idéaux ou des objectifs à long terme ; sur laquelle reposent d’innombrables préjugés, une ignorance crasse et des illusions puériles ». Il fallait abandonner l’exaltation dithyrambique des masses. La flatterie dont elles faisaient l’objet obscurcissait leur conscience au lieu de l’éclairer : « L’ouvrier type du marxisme, du socialisme et de l’avant-garde anarchiste est une figure mythique. Il appartient à la métaphysique du romantisme socialiste, non à l’histoire. » Pire encore, ce voile métaphysique était associé à l’idée de progrès industriel et à l’ignorance de la paysannerie.
Pour le léninisme, l’histoire existait, mais après la prise du Palais d’Hiver, elle s’est arrêtée. Depuis la Révolution russe, il semble n’y avoir eu ni défaites ni victoires significatives, tout au plus quelques faux pas sur une voie évolutive immuable menant à une classe ouvrière immaculée, attendant les prêtres de l’Église léniniste, ses chefs, membres de droit du « parti » légitime. Pour les léninistes, le véritable sujet historique n’est pas la classe, mais le parti. Le parti est le critère absolu de la vérité, qui n’existe pas en soi, mais seulement en son sein, dans les Écritures saintes correctement interprétées. Au sein du parti, le salut ; hors du parti, la damnation éternelle. Cet avant-gardisme illusoire est le trait le plus anti-prolétarien du léninisme, car l’idée d’un parti unique messianique est étrangère à Marx ; elle provient de la bourgeoisie maçonnique et carbonari. Marx appelait le parti les forces collectives luttant pour l’auto-organisation de la classe ouvrière, et non une organisation autoritaire, éclairée, exclusive et hiérarchisée. Il est révélateur que les léninistes d’aujourd’hui considèrent certains intérêts économiques comme des intérêts de classe, alors qu’ils ne le sont plus, et que dans les années 1920, lorsqu’ils l’étaient, ils les traitaient comme des questions syndicales. La différence réside dans le fait qu’à cette époque, le prolétariat luttait à sa manière, avec ses propres armes : les soviets. C’est ce qui a transformé des revendications partielles en revendications de classe. Mais les léninistes méprisent les formes authentiquement prolétariennes d’organisation et de lutte : assemblées, comités élus et révocables, organes de coordination, syndicats, conseils… Et ils les méprisent parce que, en tant que formes de pouvoir ouvrier, elles ignorent les partis et dissolvent l’État, y compris l’État « prolétarien ». C’est pourquoi, à l’instar des médias, ils ont dissimulé l’existence du Mouvement des conseils en Hongrie, du Mouvement des assemblées des années 1970 en Espagne et du mouvement polonais Solidarité des années 1980 : ils sont les ennemis d’une véritable classe ouvrière qui ne ressemble en rien à la leur et ils haïssent, pour des raisons évidentes, ses formes d’organisation autonomes spécifiques. Contrairement à Marx, pour les léninistes, l’être ne détermine pas la conscience, qui doit donc être inculquée par la prédication des dirigeants. Selon Lénine, les travailleurs ne peuvent acquérir qu’une conscience syndicale et doivent se soumettre au rôle de simples exécutants ; les syndicats qui les organisent et les contrôlent sont donc le système de transmission du parti. Cela n’empêche pas les léninistes de faire l’éloge des assemblées, des syndicats libertaires et des conseils si cela leur permet d’exercer une certaine influence et de recruter des adeptes. À leur émergence, ils les ont soutenus, mais dès qu’ils se sont sentis en position de force, ils les ont trahis, tout comme Lénine l’avait fait avec les Soviets, avec tout le respect que je lui dois.
La revue « Le marxisme vivant », fondée par Paul Mattick, lançait le slogan : « La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme. » Dans les années 1950, le capitalisme exécutif évoluait vers les formes totalitaires du capitalisme d’État soviétique. Aujourd’hui, alors que le capitalisme règne en Russie et en Chine, et que le monde est entraîné vers une domination fasciste par la technologie, l’idéologie léniniste, dans sa forme originelle, celle de l’« Horizon socialiste », ou dans sa version nationaliste, basque ou catalane, est devenue obsolète, poussiéreuse, comme une relique de musée. Les léninistes n’étudient pas le capitalisme car il n’est pas leur ennemi, et bien sûr, ils ne veulent pas le combattre. Ils se contentent de répéter les mêmes idées. La principale préoccupation de leurs courants est de se concurrencer en mettant en avant « un point particulier qui les distingue du mouvement de classe » (Marx). La bataille théorique qu’ils mènent est donc mineure, un peu comme s’acharner sur des morts-vivants, mais elle ne saurait être négligée en tant que cadre principal de nouveaux projets contre-révolutionnaires tels que le hardt-négrisme, Podemos et autres néo-populismes. Dans cette optique, rappelons quelques banalités fondamentales sur le léninisme, que l’on retrouve chez Rosa Luxemburg, Karl Korsch, les marxistes de conseils (Pannekoek, Gorter, Rülhe) ou les anarchistes (Rocker, Volin, Archinoff, Maximov, Beckman). Le léninisme 2.0, dans sa forme intellectuelle, incarnée par Laclau, Žižek, Badiou, Monedero, Mélenchon, Tsipras, etc. – comme auparavant par le stalinisme, sa forme extrême – représente un retour complet à la pensée et aux méthodes de la bourgeoisie dans la phase totalitaire de la mondialisation, qui se manifeste par sa défense du parlementarisme, des compromis politiques avec le pouvoir, du capitalisme et du spectacle de la puissance. Elle soutient idéologiquement et se positionne comme la porte-parole des factions faibles et perdantes face à la mondialisation capitaliste, qu’elle nomme « citoyenneté » : la bureaucratie politique et administrative, les fonctionnaires, l’appareil syndical, les classes moyennes et les salariés, tous ayant un intérêt direct dans un capitalisme contrôlé par l’État. Bien qu’elle puisse afficher un soutien de façade au prolétariat en période électorale, elle a toujours défendu des intérêts contraires aux siens.
En Russie, en 1905, aucune bourgeoisie n’était en mesure de lutter contre le tsarisme et l’Église en tant que future classe dirigeante. Cette mission incombait aux intellectuels russes, qui cherchaient à rationaliser leurs aspirations nationalistes à travers le marxisme, trouvant leurs meilleurs alliés au sein de la classe ouvrière. Le marxisme russe prit une forme radicalement différente du marxisme orthodoxe, social-démocrate ou menchevique, car en Russie, la tâche historique à accomplir était celle d’une bourgeoisie trop faible : l’abolition de l’absolutisme et la construction d’un capitalisme national. La théorie de Marx, adaptée par Kautsky et Bernstein, identifiait la révolution au développement des forces productives et à l’État démocratique qui en découle, ce qui favorisait une praxis réformiste qui, si elle pouvait fonctionner dans une Allemagne capitaliste puissante, ne pouvait l’être dans une Russie arriérée. Bien que Lénine ait pleinement adhéré au révisionnisme social-démocrate, il savait que la tâche bolchevique de renverser le tsarisme ne pouvait se réaliser sans une révolution, laquelle exigeait des forces bien supérieures à celles mobilisées par les libéraux russes ou les sociaux-kerenskistes. Il s’agirait d’une révolution bourgeoise sans éléments bourgeois, voire contre eux. La révolte ouvrière de 1905 laissa le régime absolu gravement affaibli, et la révolution de février 1917 lui porta le coup de grâce. Bien qu’il s’agisse d’une insurrection ouvrière et paysanne, elle manquait de programme révolutionnaire et de slogans précis, si bien que des représentants de la bourgeoisie s’y substituèrent. La bourgeoisie ne sut pas se montrer à la hauteur, tandis que le prolétariat s’instruisit politiquement et prit conscience de ses objectifs ; en peu de temps, la révolution perdit son caractère bourgeois et adopta une allure résolument prolétarienne. En avril, Lénine défendait encore un régime bourgeois avec une présence ouvrière, mais face à la montée en puissance des Soviets, il changea de cap et lança le slogan « Tout le pouvoir aux Soviets », allant même jusqu’à théoriser sur le dépérissement de l’État. Cependant, l’idée d’un pouvoir horizontal était étrangère à Lénine, qui avait organisé un parti sur le modèle militaire bourgeois : vertical, centralisé, prenant toujours les décisions d’en haut, avec une séparation nette entre la direction et la base. S’il était favorable aux Soviets, c’était pour les instrumentaliser et s’emparer du pouvoir. Leur fonction principale n’était pas le développement des Soviets, qui n’avait pas sa place dans son système ; c’était la transformation du parti bolchevique en un appareil d’État bureaucratique, c’est-à-dire l’introduction de l’autoritarisme bourgeois dans l’exercice et la représentation du pouvoir. Les Soviets, véritables protagonistes de la Révolution d’Octobre, furent bientôt dépouillés de leur pouvoir par un État « prolétarien » qu’ils ne surent ou ne parvinrent pas à détruire. Les bolcheviks ont combattu au nom de la « dictature du prolétariat » contre le contrôle ouvrier et la mise en œuvre de la révolution dans les ateliers et les usines, et, en général, à toute manifestation souveraine de la volonté ouvrière au sein d’organes démocratiques directs. Dès 1920, ils avaient écrasé la révolution prolétarienne et les soviets n’étaient plus que des organisations dévirilisées et purement décoratives. Les derniers bastions de la révolution, les marins de Kronstadt et l’armée makhnoviste, furent par la suite anéantis.
Tout en détruisant les soviets, en écrasant les autres organisations révolutionnaires russes et en liquidant leur opposition interne, des émissaires bolcheviques débarquèrent en Allemagne – où le communisme de conseils s’était éveillé au sein des masses laborieuses et où les conseils étaient sur le point de devenir de véritables organes du pouvoir prolétarien – pour trahir la révolution. Partout où ils allaient, ils discréditaient le slogan des Conseils ouvriers et prônaient le retour à des syndicats corrompus et le soutien au Parti social-démocrate. La révolution des conseils en Allemagne s’effondra sous le poids de la calomnie, des intrigues et de l’isolement orchestrés par les bolcheviks. De ses cendres, avec la bénédiction de Lénine, l’ancienne social-démocratie et l’État allemand d’après-guerre purent être reconstitués. Lénine ne cessa jamais d’attaquer les défenseurs du système des conseils, les couvrant d’insultes dans son pamphlet favori, « Le communisme de gauche : une maladie infantile ». Là, le masque tomba. Submergeant les communistes de gauche et les Soviets de mensonges, Lénine défendit son pseudo-socialisme panrusse qui, une fois mis en œuvre par Staline, se révélerait être une nouvelle forme de fascisme. Il n’envisagea jamais que la libération des opprimés ne puisse s’obtenir que par la destruction du pouvoir, la terreur, la peur, les menaces et la coercition. Quiconque souhaitait instaurer un ordre bourgeois trouverait les conditions optimales pour y parvenir dans la séparation absolue entre les masses et leurs dirigeants, l’avant-garde et la classe, le parti et les syndicats. Lénine aspirait à une révolution bourgeoise en Russie et avait formé un parti parfaitement adapté à cette tâche, mais la révolution russe prit un caractère ouvrier et ruina ses plans. Lénine devait vaincre les Soviets pour pouvoir ensuite les vaincre. Le communisme, associé à l’électrification, céda la place à la NEP et aux plans quinquennaux de Staline, donnant naissance à une nouvelle forme de capitalisme où une nouvelle classe, la bureaucratie, jouait le rôle de la bourgeoisie. C’était le capitalisme d’État. En Europe, les masses laborieuses étaient opprimées, découragées et menées à la défaite jusqu’à ce qu’elles soient démoralisées et perdent confiance en elles, une voie qui menait à la soumission et au nazisme. Hitler accéda facilement au pouvoir car les dirigeants sociaux-démocrates et staliniens avaient tellement corrompu le prolétariat allemand que celui-ci se rendit sans broncher. « Fascisme brun, fascisme rouge » était le titre d’une brochure mémorable dans laquelle Otto Rühle dénonçait le fascisme stalinien d’hier comme étant simplement le léninisme d’avant-hier. Nous nous en sommes inspirés pour le titre de notre article.
Les parallèles avec la situation espagnole de 1970-1978 sont frappants. D’une part, le Parti communiste stalinien, officiel, prônait une alliance avec des secteurs de la classe dirigeante afin d’imposer une conversion démocratique au régime franquiste. Sa force résidait principalement dans la manipulation du mouvement ouvrier, qu’il cherchait à intégrer à l’appareil syndical fasciste. Le PCE (Parti communiste d’Espagne) appliquait scrupuleusement toutes les méthodes léninistes visant à empêcher l’auto-organisation des travailleurs. Les partis de gauche, issus principalement de l’éclatement du FLP (Front populaire de libération), des dissensions du PCE et du Front ouvrier de l’ETA, agissaient de la même manière. Tous reprochaient au PCE son manque de léninisme et son refus de poursuivre, à l’instar de Lénine, une révolution bourgeoise au nom de la classe ouvrière. Ils contestaient son contrôle des Commissions ouvrières (CCOO), une tentative vaine car, dès 1970, la CCOO n’était plus un mouvement social, mais l’organisation de staliniens et de sympathisants au sein des usines. Pour gagner du terrain, ils firent des concessions aux formes authentiques de lutte ouvrière, les assemblées, sans toutefois les promouvoir. Après les événements de Vitoria le 3 mars 1976, leurs divergences avec le PCE (Parti communiste d’Espagne) s’estompèrent et ils adoptèrent sa politique de compromis. Ils se présentèrent aux élections et subirent une défaite retentissante. Ils disparurent, laissant derrière eux une multitude de petites sectes, mais leur suicide politique fut aussi celui du PCE, qui, à partir de 1980, se transforma en un parti symbolique, à l’idéologie fluctuante, soutenu seulement par quelques fragments prolétarisés de la moyenne et de la petite bourgeoisie.
Nous pouvons tirer quelques enseignements de la critique classique du léninisme sur laquelle repose notre analyse. Les fondements d’une action capable de renverser le rapport de force social face au capitalisme ne se trouvent ni dans les organisations syndicales officielles, ni dans les fronts électoraux, ni dans les partis politiques, ni dans les parlements ou les institutions étatiques, ni encore dans les fondations et centres voués à une quelconque forme de domination. Les masses opprimées sont isolées et dispersées, sans alliés. Les militants sociaux doivent privilégier avant tout, même au détriment des intérêts immédiats, la capacité d’association, le renforcement de la volonté d’agir et le développement d’une conscience critique. Les masses doivent choisir entre avoir peur ou inspirer la peur.
Miquel Amorós