
« C’est en réalité assez simple. Aujourd’hui, nous savons très clairement que notre mode de vie actuel (le système capitaliste) mène à un désastre général. C’est pourquoi nous devons le changer. Complètement. »
Frédéric Lordon
« De plus, puisque le travail est considéré comme un moyen nécessaire à la reproduction individuelle dans la société capitaliste, les salariés restent dépendants de la « croissance » du capital, même lorsque les conséquences de leur travail, écologiques ou autres, leur sont préjudiciables ou préjudiciables à autrui. La tension entre les exigences de la forme marchande et les impératifs écologiques s’accentue avec l’augmentation de la productivité et, notamment lors des crises économiques et des périodes de chômage élevé, pose un grave dilemme. Ce dilemme et la tension qui le sous-tend sont inhérents au capitalisme. Sa résolution finale sera entravée tant que la valeur restera la forme déterminante de la richesse sociale. »
Moishe Postone
Nous sommes foutus
« Il faut le répéter sans cesse : paradoxalement, seule l’acceptation sincère de l’absence de solution – le fait d’être dans une impasse – pourrait nous permettre d’éviter le pire. Nous pourrions renoncer à cette civilisation, à cette économie et à cette culture, et peut-être alors envisager les transformations désormais impossibles qui nous sauveraient. »
Jorge Riechmann
La citation précédente souligne l’évidence incontestable du caractère non durable de notre mode d’organisation sociale aberrant. Le diagnostic est donc on ne peut plus accablant. Le dépassement, qui reflète la collision catastrophique de la société humaine avec les limites biophysiques de la planète, se développe rapidement, avec le franchissement successif des points de basculement climatiques et des limites planétaires.¹
Ces ruptures irréversibles du métabolisme socio-naturel mettent en péril la capacité même de survie de l’espèce de l’hubris , de l’excès, de l’espèce exagérée.
Alors que les alarmes écologiques continuent de retentir, les institutions publiques et privées qui exercent le pouvoir social persistent non seulement à nier la gravité de la situation, mais aussi, au contraire, à alimenter l’illusion que les mesures superficielles mises en œuvre pour éviter la catastrophe atteindront leurs objectifs. L’oxymore flagrant du « capitalisme vert », censé nous guider pacifiquement vers une chimère « transition énergétique », masque le greenwashing massif pratiqué pour continuer à gonfler les profits des grandes entreprises « comme si demain n’existait pas ». Le mantra de la croissance illimitée continue d’exercer son influence néfaste tandis que la dévastation d’une planète aux ressources limitées progresse à pas de géant. La course vers l’abîme d’un capitalisme débridé s’accélère ainsi, avec des ressources et des forces sans précédent, grâce même aux mécanismes de défense que le système met en place pour tenter d’atténuer son inexorable dégradation. La maxime de la militante féministe noire Audre Lorde se vérifie donc parfaitement : « Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître. »
Cette imprudence suicidaire du discours de pouvoir, de plus en plus écofasciste et négationniste, contraste fortement avec l’absence quasi totale d’alternatives radicales qui tentent ne serait-ce que d’atténuer la folie de notre organisation sociale absurde. La majorité sociale, totalement imprégnée de la culture consumériste et faussement hédoniste fabriquée par l’efficace machinerie d’aliénation que constituent la propagande légitimant le pouvoir capitaliste et les médias et plateformes de masse qui la propagent, vit dans l’indifférence la plus totale face au désastre qui se déroule. Qui plus est, les propositions théoriques et les stratégies de lutte des organisations sociopolitiques de la gauche prétendument transformatrice et des courants prétendument radicaux du mouvement écologiste, qui devraient être à la pointe de la lutte contre l’écocide galopant, sont extrêmement décevantes. Ce mécontentement repose principalement sur la tendance marquée à l’introspection, au sein de leurs « enjeux » respectifs, adoptée par les organisations héritières du mouvement ouvrier et par les défenseurs du paradigme de la décroissance, un paradigme hégémonique au sein de l’écologisme qui « prend les choses au sérieux » et qui est compatible avec la nécessité d’une transformation révolutionnaire. La raison sous-jacente de ce « dialogue des sourds » réside peut-être — au-delà de la contradiction évidente entre les objectifs « ouvriers », axés sur la préservation et la valorisation du travail salarié, et l’urgence écologique pressante d’éliminer ou de réduire une grande partie de la structure de travail toxique actuelle — dans l’incompréhension commune des mécanismes plus profonds qui sous-tendent la dynamique dégénérative de l’organisation sociale capitaliste.
Le lien étroit entre les problèmes de reproduction croissants du capital et la crise écologique galopante est donc au cœur du problème, la substance d’une loi d’airain de la dégradation environnementale qui a des conséquences décisives sur le développement des antagonismes sociaux. Seule la reconnaissance de l’impossibilité d’éliminer la voracité écocide du règne marchand sans une transformation complète de l’organisation sociale actuelle permettra de surmonter le manque manifeste de compréhension qui existe actuellement entre les deux « problèmes » en question.
Et le grand « éléphant dans la pièce », que les deux traditions omettent, est le nœud gordien qui explique l’inexorubicine de Moloch : la crise du travail « hétéronome » comme axe de cohésion de l’organisation sociale actuelle et l’épuisement conséquent de la sève brute qui vivifie le métabolisme endommagé de la reproduction du capital.
Crise de l’emploi et écocide : la double contradiction du capitalisme
Notons d’emblée un fait aussi pertinent qu’ignoré par ceux qui croient à la possibilité de « mettre le capitalisme au régime » ou d’utiliser l’État bourgeois pour « dompter la bête » : le mécanisme fondamental de l’accumulation du capital porte en lui, dans son code génétique, la dévastation environnementale.
L’idée de départ centrale est la pierre angulaire de la construction marxiste sur la principale contradiction interne du mode de production actuel : à mesure que l’accumulation progresse, tendancieusement, en raison de la nécessité imposée par l’implacable lutte de la concurrence, qui contraint le capitaliste individuel à réduire les coûts de travail, la proportion de capital constant augmente, grâce à l’innovation technologique, à l’automatisation et à l’introduction de machines, par rapport au travail vivant employé.
C’est là que réside la clé du lien intime entre le déclin de l’accumulation et la dégradation progressive des bases matérielles de la subsistance humaine : l’augmentation continue de la productivité du travail signifie que chaque heure de travail abstrait requiert une plus grande quantité de valeurs d’usage et de leurs substrats énergétiques et matériels.
Mais ce n’est pas tout. La course effrénée au développement d’une production toujours plus sophistiquée technologiquement conduit inexorablement à une surabondance croissante de travail concret dans le capitalisme hypertechnologique. Nous sommes, comme le décrit Moishe Postone, le grand rénovateur du marxisme, confrontés au paradoxe central de la production capitaliste, qui reflète également le contraste saisissant entre la rationalité individuelle du capitaliste soucieux d’économiser le travail et l’irrationalité globale d’un organisme social accro à la « pure dépense de temps de travail ».
« D’une part, la tendance du capital à générer des gains de productivité constants engendre un appareil productif d’une grande sophistication technologique qui rend la production de richesses matérielles fondamentalement indépendante du temps de travail humain direct. Ceci permettrait, socialement parlant, une réduction générale et à grande échelle du temps de travail, ainsi que des changements radicaux dans la nature et l’organisation sociale du travail. Cependant, ces possibilités ne se sont pas concrétisées sous le capitalisme. Malgré le recours décroissant au travail manuel, le développement d’une production technologiquement sophistiquée ne libère pas la plupart des gens d’un travail fragmenté et répétitif. » ²
De la dynamique inéluctable décrite ci-dessus, deux conséquences décisives émergent pour comprendre le métabolisme socio-naturel pathologique régi par l’« omnivorité biophysique » du capital. Premièrement, la contradiction entre les progrès technologiques irrésistibles qui permettent de gagner du temps de travail et la nécessité pour ce « vampire du travail » de continuer à extraire sa sève brute du temps de travail humain conduit l’organisation sociale actuelle vers une irrationalité croissante, symbolisée par une structure du travail de plus en plus superflue, inique et improductive. Deuxièmement, la contradiction écologique ne fait que s’aggraver, remettant fortement en question la disponibilité illimitée des matières premières et des sources d’énergie, tandis que la révolution en cours dans les moyens de production, qui dévorent les ressources naturelles, continue de s’accélérer. Prenons, par exemple, l’impact environnemental considérable des gigantesques centres de données qui constituent l’infrastructure de base de la prétendue panacée qu’est l’intelligence artificielle. (A suivre dans le prochain « libertaire »