La triple erreur de Céline Alvarez

Livre libertaire

La triple erreur de Céline Alvarez

Tout d’abord, pensez qu’une personne seule pourrait révolutionner la machine Education Nationale est plutôt présomptueux au regard des expériences passées notamment celles des libertaires à Cempuis et La Ruche ainsi que celles du mouvement Freinet où des centaines d’instituteurs et institutrices ont œuvré avec bienveillance pour les élèves dont ils avaient la charge. Plus proche de nous dans le temps, les enseignants « Freinet » ont monté une coopérative de l’enseignement Laïc en 1926 et qui a fonctionné quelques décennies, des revues pour enfants dont l’une des plus connues fut la BTJ, Bibliothèque de Travail Junior et tant d’autres outils pédagogiques.

Si l’ expérience de Paul Robin à l’orphelinat de Cempuis (1880-1894) et celle de la Ruche (1904-1917) ont permis de mettre en avant la mixité, autrefois appelée coéducation des sexes, l’égalité des sexes et un même enseignement pour les garçons et les filles, la critique du classement des élèves, la papillonne, l’ouverture culturelle, la lutte contre les préjugés, l’entraide, un enseignement rationnel…il a fallu attendre les années 1970 pour que la mixité soit appliquée, c’est-à-dire quelques années après les événements de Mai 1968. Quant aux Freinétistes, ce sont souvent des enseignants de l’école publique qui ont généralisé le travail individualisé, les plans de travail, la correspondance scolaire, l’autonomie de l’enfant, la coopération entre pairs et l’utilisation des premiers médias en classe…Nous pourrions lister bien des thématiques relevant de l’éducation libertaire et/ou de l’éducation prolétarienne (cf le livre de Patrice Rannou, « Libertaires et Education » ou les livres de Michel Barré, « Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps », sous titrés « Vers une alternative pédagogique de masse ».

Car là est le combat : dans l’école publique, notamment auprès des enfants de travailleurs, au moins le plus grand nombre.

Force est de constater que l’école d’aujourd’hui n’est plus la même que celle de Jules Ferry. Pour autant, l’école d’aujourd’hui, tout le monde s’accorde à le dire, accroît les inégalités Mais l’école de Jules Ferry était déjà inégalitaire. D’où l’intérêt de relire les précurseurs de l’éducation libertaire ainsi que les penseurs qui ont permis une réflexion pédagogique.

Si Madame Alvarez bénéficie d’une couverture médiatique exceptionnelle : articles dans le Monde, vidéos qui tournent en boucle sur le net, succès de librairie…c’est que Céline Alvarez ne remet pas en cause le système de reproduction sociale. L’organisation actuelle de l’éducation des enfants n’est pas moralement justifiable. Elle ne l’était pas plus à la fin du XIXème siècle. Nous aimerions tant que Céline Alvarez analyse le rôle de l’école dans la société : son rôle de maintien des classes sociales et l’adaptabilité des savoirs aux besoins de l’économie capitaliste.

Auparavant, l’école primaire était réservée aux enfants d’ouvriers et le secondaire aux enfants de la bourgeoisie. Aujourd’hui, nous avons une massification de l’enseignement mais les Bacs pro sont réservés aux enfants de prolo et les Bacs, notamment la filière noble, la S, aux enfants d’enseignants et aux enfants issus de milieux favorisés. Après le Bac, ce sont les enfants de la bourgeoisie qui intègre les grandes écoles, les enfants d’ouvriers, d’enseignants et d’employés intègrent l’université où le problème récurrent des débouchés est posé. La situation des titulaires d’un doctorat en histoire par exemple est significative.

Plus prosaïquement, parlons moyens matériels. En tant qu’enseignants de terrain nous constatons que l’inégalité culturelle se fait sentir dans les quartiers. Les écoles de centre-ville par exemple qui recrutent sur un secteur géographique précis, à savoir des enfants nés de parents issus de milieux professionnels qui ont les moyens financiers de se loger dans les beaux quartiers, bénéficient des infrastructures culturelles de proximité alors que les enfants habitant des quartiers ghettos doivent prendre un transport pour se rendre aux musées, à la bibliothèque municipale…De même , six millions d’ enfants partaient en colonie de vacances dans les années 1970 alors qu’ils sont à peine 1,3 million aujourd’hui et encore pour des colos d’une durée moindre qu’auparavant. Alors que les colonies faisaient aussi partie de l’éducation populaire et on y apprenait le vivre ensemble. Le problème de l’inégalité de traitement aussi selon que l’on travaille dans une école se situant dans une commune ayant de l’argent ou pas. Il ne faut pas oublier que les crédits alloués aux écoles varient de 1 à 10 en France selon la richesse des communes ou l’intérêt porté par le maire à l’école ou aux écoles de sa commune …Alors quand Madame Alvarez a le privilège d’avoir un emploi d’Atsem financé par une association extérieure à la municipalité chargée des écoles, on est en droit de se poser quelques questions quant aux passe-droits dont a bénéficié cette maîtresse. Sans compter le matériel coûteux que les enfants ont utilisé et tant mieux pour eux, dommages que l’institution n’ait pas généralisé l’octroi de tous ces moyens matériels à toutes les écoles.

En clair, on peut avoir accès aux médias si on ne dérange pas trop l’ordre établi. Peu de pédagogues parlent de cette division du travail manuel et celle du travail intellectuel qui permettent justement le maintien en l’état des strates des classes sociales où les classes privilégiées demeurent dans le rôle qu’elles s’attribuent depuis des lustres, celui de la classe dominante.

Pour résumer, on ne voit pas très bien comment une enseignante si bien intentionnée soit-elle pourrait faire mieux que des mouvements pédagogiques qui regroupent des centaines de militants avec un certain nombre d’échanges et de moyens. Tant qu’au terme « d’infiltrée », Alvarez aurait pu trouver un autre terme, l’Education Nationale n’étant pas une annexe des Soprano.

La deuxième erreur de Céline Alvarez est de penser que l’on peut changer l’Education Nationale du dehors et rapidement. Le temps de l’Education Nationale est un temps long et les choses évoluent lentement, pas aussi vite que l’on voudrait.

Le mérite de cette enseignante est de remettre sous les projecteurs les notions de respect de l’enfant dans la construction de sa personnalité, d’indiquer de même que la liberté prônée ne signifie en rien un système aventureux. Elle remet au goût du jour le travail entre pairs, la coopération, la bienveillance, le no stress, la valorisation de l’enfant, le aide moi à faire tout seul, bref une école lieu de vie agréable qui envisage l’épanouissement individuel…Ce que bon nombre de Professeur des Ecoles s’attachent à pratiquer même si nous ne sommes pas naïfs et que de trop nombreux instits restent passifs au mieux, réactionnaires au pire.

Sébastien Faure et Célestin Freinet ont monté chacun leur école pendant un laps de temps suffisamment significatif pour valider leurs expériences. Ce qui a eu un impact sur le plan didactique. Même si Céline Alvarez qui se réclame de Montessori, du docteur Itard et d’Edouard Séguin, se décide à créer une école alternative, différente, peu importe la dénomination, son action n’aura que peu de portée à court terme. Et encore moins si elle n’a aucun relais dans le monde enseignant mis à part quelques universitaires éloignés de la vie de la classe. Il lui faudra regrouper du monde mais Céline Alvarez veut-elle vraiment une école alternative à celle qui existe aujourd’hui ? En ce cas, il faudrait définir ce qu’elle entend par « alternative » et ce qui la différencie des expériences passées. Cela n’est pas une raison pour ne rien faire, bien entendu, car l’Education Nationale n’est pas exempte de reproches, loin s’en faut. Et les militants pédagogiques de terrain depuis des années essaient de faire bouger les lignes.

La troisième erreur de Céline Alvarez est de dépendre de réseaux de la droite libérale qui est tout sauf alternative. Etre intronisé par « Agir pour l’école » n’est pas anodin. Cette association est aujourd’hui présidée par Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne. Son financement et sa proximité de facto avec le monde de l’entreprise ne peuvent que nous interroger. S’appuyer sur les neurosciences ou plutôt sur la psychologie cognitive ne relève pas non plus du hasard. Ce qui va nous promettre de sérieuses joutes oratoires et scripturales avec les tenants des sciences de l’éducation voire les neurobiologistes.

Nous aurons matière à discuter de la plasticité du cerveau, de la nécessité ou non d’apprendre à lire et écrire le plus tôt possible… Certifier que tous les enfants sont câblés pour apprendre, ce terme de câblage ne nous agrée pas, nous ne sommes pas dans l’intelligence artificielle mais dans l’humain.

Pour toutes ces raisons, nous devons rester méfiants vis-à-vis de Céline Alvarez dont l’expérience est sujette à caution de par sa proximité avec Monsieur Bigorgne. Les chiens  mordent rarement la main qui les nourrit. Nous espérons avoir tort car cette enseignante qui nous apporte « la bonne nouvelle » est pétrie d’éloquence et de force de conviction. Nous souhaitons cependant que ces diatribes ne soient pas dirigées contre la seule école publique qui n’a pas besoin de cela et qui souffre de tellement de maux. Nous serons vigilants car les temps indiquent que l’école devient de plus en plus un produit, un marché donc une marchandise avec à la clef de l’argent à faire pour ceux et celles qui ont trouvé le bon segment. La crédibilité pédagogique de Madame Alvarez se fera jour ou pas dans les prochaines années. Pour nous qui sommes encore en classe, nous ferons les comptes.

M. Dahri (GLJD)