Tolstoï

Tolstoï

Léon Tolstoï naquit en 1828. Des serfs travaillaient encore sur les terres riches de sa noble famille, on observait les fêtes religieuses et, plus tard, on discutait timidement des réformes d’Alexandre II. Il ne devait mourir qu’en 1909, 4 ans après la révolution avortée de 1905 et 8 ans seulement avant celle ― encore plus tragiquement avortée ― de 1917.

Il y avait chez Tolstoï un chrétien primitif et sans église (et aussi contre l’église), un slave large et un Hindou profond et surtout un adepte de la non-violence.

Au cours de cette longue vie, il a pu mesurer la rapidité de l’évolution sociale et il a su comprendre son sens. Peu à peu, il se sépara de son monde originaire et se rapprocha de ceux que la comtesse, sa femme, appelait « les obscurs ». Il n’acceptait plus d’argent pour ce qu’il écrivait et ses livres portent maintenant des titres tels que : « Résurrection », « Maître et Serviteur » et beaucoup d’autres dont on ne parle jamais, comme si l’okrana (police du Tsar) qui les avait saisis, existait encore…

La veille de sa mort, à sa fille qui lui demandait s’il voulait quelque chose, il répondit « non, et je vous conseille de vous rappeler qu’il y a au monde beaucoup d’autres humains en dehors de Léon Tolstoï… » Ce furent, là, ses dernières paroles.

En faisant le sélection de quelques textes admirables et si souvent méconnus qui expriment la pensée libertaire de Tolstoï et que vous lirez plus loin, nous avons pensé à ses dernières paroles et nous nous sommes rappelé surtout de ceux qui derrière les barbelés de Karaganda, Vorkuta et autres camps soviétiques, se réclament de Tolstoï et résistent à l’oppression stalinienne.

En effet on a beaucoup parlé de camps russes et nous n’avons pas l’intention, pour le moment, de revenir là-dessus, nous connaissons trop bien le rôle économique (pour ne parler que de cet aspect) des camps de travail soviétiques, pour que les déclarations « sensationnelles » provoquées par les nécessités tactiques dans la lutte interne des dirigeants, ne puissent pas changer l’optique de cet article. Mais nous avons été frappés par les affirmations d’un camarade autrichien, militant révolutionnaire, déporté pendant plusieurs années en Sibérie et que nous avons eu l’occasion de rencontrer l’an dernier après sa libération. D’après ce camarade, la grande masse des camps est composée : de travailleurs sans orientation idéologique bien précise, sans parler des « brigands » qui terrorisent la population avoisinante et profitent crânement de l’antagonisme de la double direction : économique et policière ; quelques « trotskystes » dont l’activité principale se limite aux pétitions en vue de la réparation de « l’erreur judiciaire » les ayant conduits là, eux, bons citoyens soviétiques ; quelques socialistes de gauche, révolutionnaires authentiques mais isolés, et de groupes d’anarchistes se réclamant surtout de Makhno, ukrainiens en majorité, ignorant souvent jusqu’aux noms des autres théoriciens et hommes d’action anarchistes, mêmes russes (Bakounine, Kropotkine etc.) quant à leur influence un fait important nous a été signalé par le camarade autrichien précité : contrairement à ce que l’on pourrait penser d’après la « grande presse d’information », les fameuses grèves dans les camps de concentration soviétiques qui ont éclaté peu après le mort de Staline, n’ont pas été déclenchées à Vorkuta, mais d’abord à Karaganda, où, comme on le sait, furent déportés de nombreux militants de la C.N.T.-F.A.I. qui se trouvaient en U.R.S.S. à la fin de la guerre civile espagnole. En vue de briser le mouvement, sans pour autant perdre des travailleurs précieux et… peu coûteux pour l’économie soviétique, l’administration des camps pensa y arriver en dispersant, en isolant les « meneurs » et en les transférant dans d’autres camps… mesure imprudente et qui ne comptait pas sur la ténacité révolutionnaire de nos camarades ou de ceux qui avaient profité de leur enseignement. Dispersés, ils ne furent pas isolés et c’est parmi les déportés qui se disaient « Tolstoïens » qu’ils trouvaient les meilleurs compagnons de lutte.

En effet, le groupe idéologique le plus nombreux, le plus compact le mieux organisé dans les camps soviétiques est celui des « Tolstoïens ». C’est aussi le plus combatif et dont les militants n’hésitent pas devant les sacrifices, même suprêmes… Leur doctrine s’inspire des idées libertaires et communautaires toujours vivantes dans le peuple russe, (le « unir » russe comme la « Zadruga » des slaves du sud restent pour nous des exemples de réalisations communautaires) ainsi que des écrits révolutionnaires de Tolstoï (dont nous avons extrait quelques passages) et également d’une tradition religieuse, celle de « doukhobors » qui a le même sens de révolte contre le pouvoir de l’Église que de l’État et qui n’est qu’un aspect, mystique certes, de la lutte, surtout des masses paysannes, pour leur libération. Il serait faux de nier son sens profondément révolutionnaire à cause d’une métaphysique qui n’est pas la nôtre. Non, nous n’irons pas nous réclamer de la Sainte Jeanne d’Arc, comme le fait le P.C.F. mais malgré toutes les divergences philosophiques et métaphysiques
nous sommes avec ces paysans révoltés contre l’État, contre l’oppression contre le Pouvoir politique, contre aussi le Pouvoir spirituel. Car le caractère révolutionnaire de ces mouvements de paysans révoltés, qu’ils s’appellent : Frères moraves de Jan Hus, Cathares, Bogoumils, Doukhobor ou Tolstoïens, n’implique pas obligatoirement l’existence d’un programme basé sur le… matérialisme dialectique et une lutte est objectivement une lutte révolutionnaire, parce que contre l’Autorité, contre l’Exploitation sous toutes ces formes. C’est dans ce sens que leur lutte doit être appréciée, non du point de vue du formalisme doctrinaire, mais de celui de ses résultats effectifs. Car « l’anarchie ne peut se réaliser qu’en augmentant graduellement en intensité et en extension… avec l’aide de tous ceux qui sont d’accord avec nous en tout ou en partie… car elle est réalisable seulement dans la mesure ou les hommes voudront la réaliser. » (Malatesta)

Et ce n’est pas par hasard que les « Tolstoïens » le jour de la révolte à Vorkuta, ont fait flotter le drapeau noir sur les forteresses de la plus criminelle mystification.

Gorsky


Les lignes qui suivent sont extraites du livre de Tolstoï : « Le royaume de Dieu » selon la traduction de l’excellent ouvrage de Eltzbacher « L’anarchisme ». Ce livre malheureusement introuvable est un exposé comparatif extrêmement méthodique de la pensée des grands fondateurs de l’anarchisme : Godwin, Stirner, Proudhon, Bakounine, Tucker, Tolstoï et Kropotkine. Tolstoï écrivait du livre d’Eltzbacher : « c’est un bon ouvrage. L’exposition de mes doctrines est au plus haut degré exacte et consciencieuse. »

Voici donc comment pour Tolstoï se maintient le pouvoir de l’État :

« Grâce à une organisation des plus artificielles montée de toute pièce à la faveur de perfectionnements scientifiques et qui fait que les hommes sont sous un charme dont ils ne peuvent s’affranchir. Ce charme consiste actuellement en 4 MOYENS D’INFLUENCE…

L’HYPNOTISATION DU PEUPLE (opinion erronée de ce que l’état actuel des choses est immuable et qu’il doit être maintenu, tandis qu’en réalité il n’est immuable que parce qu’on le maintien). se fait en cultivant deux SORTES DE SUPERSTITIONS à savoir LA RELIGION et le PATRIOTISME.

LA CORRUPTION (c’est-à-dire l’action d’enlever la richesse aux classes laborieuses à l’aide d’IMPÔTS et de la distribuer à des fonctionnaires qui pour ce salaire continuent et même aggravent l’asservissement du peuple.)

L’INTIMIDATION (présenter l’ordre gérant de l’État ― qu’il soit libre, républicain ou despotique à outrance ― comme quelque chose de saint et d’immuable et de menacer de châtiments les plus atroces toute personne qui essaie de changer cet ordre.)

L’ARMÉE… on prélève du nombre de toutes les personnes abruties et hypnotisées par les moyens précédents, un certain nombre d’hommes Qu’on soumet à des procédés encore plus énergiques d’abrutissement et de bestialisation, de façon qu’ils deviennent entre les mains du gouvernement des instruments sans aucune volonté, et qu’il commettent toutes les brutalités et toutes les cruautés que ce gouvernement leur demande.

Voilà le cercle de la violence formé.

L’INTIMIDATION, LA CORRUPTION, L’HYPNOSE amènent les hommes à se faire soldats

Les SOLDATS de leur côté rendent possible le fait de PUNIR les hommes, de PILLER leurs biens, de CORROMPRE les fonctionnaires avec cet argent, d’HYPNOTISER la masse et d’en faire des soldats qui à leur tour fourniront les moyens de commettre tous ces crimes. »