La synthèse anarchiste, seule garante de l'unité de l'organisation anarchiste

Noir et rouge

Certains pensent que la discussion sur la synthèse anarchiste naît dans le contexte de la rédaction de la Plate-forme d’organisation des communistes libertaires, écrite par le groupe d’exilés russes Dielo Truda en 1926. Mais en réalité, Voline avait déjà abordé le problème de la synthèse anarchiste dès mars 1924 (articles parus dans la Revue Anarchiste N° 25 et 27 de mars et avril 1924). Ce n’est pas étonnant car il connaissait bien le point de vue de certains Makhnovistes.

Plusieurs textes rédigés en réponse à la Plate-forme, proposant chacun des modèles et réflexions différents, sont à la base de ce qui sera connu sous le nom de « synthétisme » ou « Synthésisme ». Malatesta rédige une réponse à la plateforme (on la retrouve facilement sur le net, CRAS…). Et le texte le plus connu, celui de Sébastien Faure, écrit en 1928. Ce texte soutient que l’anarchisme est caractérisé par trois courants fondamentaux : l’anarcho-syndicalisme, le communisme libertaire et l’individualisme. Selon lui, ces courants ne sont pas contradictoires mais complémentaires, chacun ayant un rôle au sein de l’anarchisme : l’anarcho-syndicalisme comme force des organisations de masse et meilleure voie pour la pratique de l’anarchisme ; le communisme libertaire comme proposition de société future basée sur la distribution des fruits du travail selon les besoins de chacun ; l’individualisme comme négation de l’oppression et affirmation du droit individuel au développement de l’individu. Un second texte, de Voline, a été écrit en 1934 et soutient qu’il est nécessaire de «  synthétiser »  les différents courants anarchistes de façon « harmonieuse, ordonnée, achevée ». S’inspirant des lignes destinées à construire l’organisation anarchiste russe Nabat, Voline revendique, à l’instar de Faure, un modèle d’organisation dans lequel le syndicalisme est considéré comme la méthode de la révolution sociale, le communisme libertaire constitue l’organisation de la nouvelle société, et l’individualisme devient le but de la société post-révolutionnaire, visant l’émancipation et le bonheur de l’individu. Pour lui, ce serait une erreur d’opposer les courants anarchistes les uns aux autres, et plus productif serait de les fusionner dans un « anarchisme synthétique », essentiel à ses yeux.

Mais revenons au Voline de 1924, précurseur de la synthèse anarchiste et dont le texte est finalement plus important que les textes parus ultérieurement: « […] nous, apprenons, d’abord, que la vie est quelque grande synthèse, comme réalité autant que sens intime : quelque résultante d’une quantité de forces et d’énergies diverses, de facteurs de tous genres. Nous apprenons encore que cette synthèse est sujette à un mouvement continu, à des variations incessantes ; nous savons que cette résultante ne se trouve jamais en repos, mais qu’au contraire elle oscille et varie sans discontinuer.[…] Et si nous savons que la vie est une grande synthèse, nous savons, par conséquent que la recherche de la vérité est la recherche de la synthèse ; que la voie de la vérité est celle vers la synthèse ; qu’en scrutant la vérité, il importe de se souvenir toujours de la synthèse, de toujours y aspirer.

Et puisque nous savons que la vie est un mouvement continuel, nous devons, en cherchant la vérité, constamment tenir compte de ce fait. »

Voline énonce ainsi quelques éléments de réflexions déjà amorcés par Proudhon et Reclus. A aucun moment Voline ne fait référence à Proudhon mais c’est visiblement la dialectique sérielle qui sert de base au projet volinien.

Pour Voline, le communisme est l’objectif du mouvement libertaire, le syndicalisme le moyen pour parvenir à ce but, l’émancipation de l’individu étant la finalité du mouvement. Dès 1924, ( la Synthèse de Voline fut rédigée avant la Plateforme dite d’Archinov), Voline critique ceux qui font fi des autres courants libertaires: « Lorsque les  » anarcho-syndicalistes  » disent que le syndicalisme (ou l’anarcho-syndicalisme) est la seule et unique voie de salut et rejettent avec indignation tout ce qui ne s’adapte pas à la mesure établie par eux, je suis d’avis qu’ils exagèrent l’importance de la parcelle de vérité dont ils sont en possession, qu’ils ne veulent point tenir compte ni des défauts inhérents à cette parcelle ni des autres éléments formant de concert avec elle la juste vérité, ni de la nécessité de la synthèse, ni du facteur du mouvement vital créatif. Je suis, donc, d’avis qu’ils s’éloignent de la vérité. Et je crains fort qu’ils ne se trouvent, le cas échéant, hors d’état de résister à la tentation d’imposer et d’inculquer de force leurs devis scolastiques que la vraie vie refusera d’admettre comme étant opposés à sa vérité vitale.

Lorsque les  » anarchistes-communistes  » entament la question selon le même procédé et, n’admettant que leur propre vérité, rejettent d’emblée le syndicalisme (ou anarcho-syndicalisme), ils méritent qu’on leur fasse le même reproche.

Lorsque l' » anarchiste-individualiste « , faisant fi du syndicalisme et du communisme, n’admet que son  » moi  » en qualité de réalité et de vérité et qu’il prétend y réduire, à ce petit  » moi « , l’ensemble de la grande synthèse vitale, il commet toujours la même erreur. »

Voline critique de même certains makhnovistes qui pensent détenir la seule vérité, la leur. Il refuse de se laisser enfermé sans tenir compte du dynamisme de la vie : « Et s’il est des  » makhnovistes  » qui croient que la seule vraie forme du mouvement est la leur et qui rejettent tout ce qui ne l’est pas, ils sont aussi éloignés de la vérité que les autres.

Et lorsque j’entends dire que les anarchistes ne devraient faire oeuvre que de critique et de destruction et que l’étude des problèmes positifs ne rentre pas dans le domaine de l’anarchisme, je considère cette affirmation comme une grave erreur par rapport à la synthèticité indispensable à nos recherches et à nos conceptions.

Ce sont cependant les anarchistes précisément qui devraient plus que qui que ce soit se souvenir constamment de la synthèse et du dynamisme de la vie. Car c’est justement l’anarchisme en tant que conception du monde et de la vie qui, de par son essence même, est profondément synthétique et qui est profondément pénétré du principe vivant, créatif et moteur de la vie. C’est justement l’anarchisme qui est appelé à ébaucher – et peut-être même bien à parfaire – cette synthèse sociale scientifique que les sociologues sont toujours en train de chercher sans ombre de succès, et dont le manque mène d’une part aux conceptions pseudo-scientifiques du  » marxisme « , d’un  » individualisme  » poussé à l’extrême et de divers autres  » ismes « , tous plus étroits, plus renfermés, plus éloignés de la vérité l’un que l’autre, et, d’autre part, à nombre de recettes de conceptions et de tentatives pratiques des plus ineptes et des plus saugrenues.

La conception anarchiste doit être synthétique : elle doit chercher à devenir la grande synthèse vivante des différents éléments de vie, établis par l’analyse scientifique et fécondés par la synthèse de nos idées; de nos aspirations et des parcelles de vérité que nous avons réussi à découvrir ; elle devra le faire si elle désire être ce précurseur de la vérité, ce véritable facteur non faussé, non banqueroutier de la libération et du progrès humains, que les douzaines d' » ismes  » renfrognés, étroits et pétrifiés ne peuvent manifestement pas devenir. »

Voline met de même en garde contre les déviations et excès révolutionnaires. Il s’appuie sur le foisonnement des solutions dictées par les situations et préconise une propagande du dégoût de la violence : « Je trouve que l’oeuvre de l’émancipation de l’humanité exige à titre égal : l’idée du communisme libre comme base matérielle d’une vie saine en commun ; le mouvement syndicaliste comme l’un des leviers indispensables à l’action des masses organisées ; la  » makhnovstchina  » comme expression du soulèvement révolutionnaire des masses, comme insurrection et élan ; la large circulation des idées individualistes qui découvrent pour nous des horizons rayonnants, qui nous enseignent à apprécier et à cultiver la personnalité humaine ; et la propagande du dégoût de la violence qui doit mettre la Révolution en garde contre les excès et les déviations possibles… »

Voline définit une conception anarchiste moderne mais refuse les préjugés importés du dehors et étrangers à la conception anarchiste : « Pour atteindre à ce but, il faut que les anarchistes commencent par s’élever au-dessus des préjugés importés du dehors dans leur milieu et parfaitement étrangers à l’essence de la conception anarchiste du monde et de la vie, des préjugés d’étroitesse humaine, d’une exclusivité mesquine et d’un égocentrisme repoussant ; il est indispensable que tous se mettent à travailler, – chacun dans n’importe quelle sphère d’idées et de phénomènes, en conformité de sa situation, de son tempérament, de ses préférences, de ses convictions et de ses facultés, – étroitement liés et unis, et en respectant la liberté et la personnalité d’autrui ; il faut travailler la main dans la main, en cherchant à se prêter mutuellement aide et secours, en faisant preuve d’une tolérance amicale, en respectant les droits égaux pour chacun des camarades et en admettant leur liberté d’oeuvrer dans la direction choisie, conforme à leurs goûts et leur façon de voir – la liberté de développer pleinement toute conviction. Ceci posé, la tâche nous incombera de décider des formes que devra adopter cette collaboration unifiée.

Ce n’est que sur une base pareille que pourra se faire une tentative d’union vraie entre les travailleurs de l’anarchisme et d’unification du mouvement anarchiste. Car, ce me semble, ce ne sera que sur cette base que nos antinomies, nos exagérations poussées à l’extrême, nos acuités et nos aigreurs pourront être adoucies, que nos erreurs et nos déviations pourront être rectifiées, et que, serrant de plus en plus nos rangs toujours plus vastes, se cristallisera vivante, brûlant d’une flamme toujours plus ardente, se dessinant toujours plus clairement et avec plus de grandeur – la Vérité. »

Ultérieurement, Voline parlera ainsi de la synthèse : « À part quelques articles de journaux, la Déclaration de la première conférence du Nabat fut et restera le seul exposé de la tendance unifiante (ou « synthétisante ») dans le mouvement anarchiste russe. Les trois idées maîtresses qui, d’après la Déclaration, devraient être acceptées par tous les anarchistes sérieux afin d’unifier le mouvement, sont les suivantes : Admission définitive du principe syndicaliste, lequel indique la vraie méthode de la révolution sociale ; Admission définitive du principe communiste (libertaire), lequel établit la base d’organisation de la nouvelle société en formation ; Admission définitive du principe individualiste, l’émancipation totale et le bonheur de l’individu étant le vrai but de la révolution sociale et de la société nouvelle. »

Voline s’oppose aux anarchistes qui prônent une organisation rigoureuse et centralisée qu’elle soit syndicale ou anarchiste. Il fait la proposition de la coordination laissant aux militants le soin de trouver la réponse qui leur paraît la plus adéquate à leur situation particulière. Le bon sens guidant leurs réalisations, la conscience d’être la partie d’un tout amenant l’émergence d’un puissant mouvement émancipateur réellement libertaire.

Les organisations plateformistes de leur côté devraient se rappeler que les militant.es de l’AIT anti-autoritaire préconisaient déjà la diversification de l’activité comme gage de l’efficacité révolutionnaire.

Patoche (GLJD)

 

Quant à Sébastien Faure, il indiquait qu’il était en accord avec son vieil ami Malatesta: «Les anarchistes doivent reconnaître l’utilité et l’importance du mouvement syndical, ils doivent en favoriser le développement et en faire un des leviers de leur action, s’efforçant de faire aboutir la coopération du syndicalisme et des autres forces de progrès à une révolution sociale qui comporte la suppression des classes, la liberté totale, l’égalité, la paix et la solidarité entre tous les êtres humains. Mais ce serait une illusion funeste que de croire, comme beaucoup le font, que le mouvement ouvrier aboutira de lui-même, en vertu de sa nature même, à une telle révolution. Bien au contraire: dans tous les mouvements fondés sur des intérêts matériels et immédiats (et l’on ne peut établir sur d’autres fondements un vaste mouvement ouvrier), il faut le ferment, la poussée, l’œuvre concertée des hommes d’idées qui combattent et se sacrifient en vue d’un idéal à venir. Sans ce levier, tout mouvement tend fatalement à s’adapter aux circonstances, il engendre l’esprit conservateur, la crainte des changements chez ceux qui réussissent à obtenir des conditions meilleures. Souvent de nouvelles classes privilégiées sont créées, qui s’efforcent de faire supporter, de consolider l’état de choses que l’on voudrait abattre. D’où la pressante nécessité d’organisations proprement anarchistes qui, à l’intérieur comme en dehors des syndicats, luttent pour l’intégrale réalisation de l’anarchisme et cherchent à stériliser tous les germes de corruption et de réaction».

On le voit: il ne s’agit pas plus de lier organiquement le mouvement anarchiste au mouvement syndicaliste que le syndicalisme à l’anarchisme; il n’est question que d’agir, à l’intérieur comme en dehors des syndicats, pour l’intégrale réalisation de l’idéal anarchiste.