Socialistes libertaires ou anarchistes ?

Espagne36

Socialistes libertaires ! Pourquoi ?

Pour la série de publications qu’il envisage, Louis Louvet m’a demandé d’écrire sur les buts du Groupe et du mouvement socialistes libertaires que nous nous efforçons de constituer. Je débute ce travail en signalant que j’oriente fatalement mon exposé en tenant compte qu’il est destiné à Contre-courant et à des lecteurs d’esprit libre en majorité. Non point, on le comprendra, pour accommoder ma pensée ou son développement au goût de ceux qui me liront, afin de les attirer par d’habiles concessions, mais parce que toute doctrine sociale qui n’est pas un ensemble de préceptes évangéliques et limités embrasse un grand nombre de problèmes, et fatalement celui qui la propage doit en exposer les aspects qui se rapportent le plus à la pensée et aux inquiétudes de ceux auxquels il s’adresse.

Ceux qui voudront des renseignements complémentaires les trouveront dans notre Manifeste socialiste libertaire, dans nos Cahiers mensuels ou dans d’autres écrits qui paraîtront aussitôt que nous trouverons l’appui nécessaire. EXPLIQUONS-NOUS d’abord sur notre méthode de pensée. Il est arrivé au socialisme, comme à l’anarchisme, au communisme, au syndicalisme, au coopératisme ce qui, dans un sens, est arrivé à toutes les grandes écoles philosophiques, religieuses, politiques, sociologiques qui ont subi le contact des hommes et de la vie des collectivités. Apparemment, elles se sont enrichies par d’innombrables apports secondaires et complémentaires.

Le christianisme, dont le corps de doctrine est assez simple, a donné naissance à différentes écoles qui, toutes, se réclament de lui : catholicisme officiel et orthodoxe, protestantisme calviniste et luthérien, sectes des mormons, des anabaptistes, des camisards, des albigeois, des vaudois, des puritains et combien d’autres ! Toutes ces branches dérivent du christianisme. Tout cela l’a enrichi en apparence mais l’a appauvri en réalité. Les nombreuses sectes et leurs modes de pensée, si souvent contradictoires et ennemis, ont étouffé, noyé le christianisme primitif au sens de la fraternité humaine, de la justice sociale et même de la pratique religieuse. Il ne reste que le mythe, surtout le mythe suprême, car les — 3 mythes secondaires sont diversement interprétés, et c’est sur cette interprétation que se sont livrées les guerres de religion. Toujours est-il que, même en se réclamant du christianisme, les différentes familles soi-disant chrétiennes l’ont faussé dans son essence.

Il en est de même pour le républicanisme. Il suffit de voir toutes les écoles qui se sont constituées, et les régimes politiques si différents qui s’en réclament pour s’en rendre compte.

Il en est de même également pour le syndicalisme. Révolutionnaire à ses débuts, poursuivant la disparition du capitalisme et de l’Etat, préconisant l’instauration d’une société de producteurs faite et dirigée par les producteurs eux- mêmes, il a été  » enrichi  » de nouveaux apports qui l’ont aussitôt submergé et, en fin de compte, appauvri.

Ainsi le coopératisme actuel qui n’a plus rien à voir avec les conceptions de Robert Owen, le programme des pionniers de Rochdale et celui de l’Ecole de Nîmes. Mais ne nous égarons pas dans des comparaisons similaires qui concernent les autres écoles. Abordons directement ce qui concerne l’anarchisme puisqu’il doit être surtout question de lui.

L’auteur de ces lignes milite dans le mouvement anarchiste international depuis quarante-cinq ans. Il a suffisamment écrit, assez parlé, assez lutté, assez payé de sa personne, assez apporté, même dans le domaine théorique — souvent sous des pseudonymes — en langue espagnole plus qu’en langue française, pour que l’on ne doute pas de la solidité de ses convictions. Cependant, il considère que, dans un pays comme la France, il est préférable d’adopter la dénomination de socialisme libertaire pour définir les idées sociales qu’il propage, et ceux qui militent avec lui sont arrivés aux mêmes conclusions. Signalons que le même fait se produit en Allemagne, en Suède, que l’on trouve des groupes socialistes libertaires en Argentine et que la personnalité intellectuelle ayant le plus d’envergure, depuis la mort de Kropotkine, Rudolph Rocker, en est arrivée aux mêmes conclusions.

J’ajouterai que selon Max Nettlau qui opposait souvent le socialisme libertaire, pour lui synonyme d’anarchisme social, au socialisme autoritaire, Francisco Ferrer et Tarrida del Marmol — ce dernier astronome et mathématicien, et l’une des personnalités intellectuelles les plus marquantes de l’anarchisme espagnol — en étaient venu dès 1909, à la conclusion que ceux qui interprétaient à leur manière l’anarchisme devraient s’appeler socialistes libertaires.

Errico Malatesta écrivait également dans un de ses nombreux articles — et Luigi Fabbri confirmait dans son livre Il Pensamiento de Malatesta — qu’il avait généralement préféré s’appeler  » socialiste anarchiste  » (1). Gustav Landauer, qui fut après Rocker la figure intellectuelle la plus haute de l’anarchisme allemand, et qui était proudhonien, s’intitulait socialiste et son livre essentiel porte pour titre : Incitation au socialisme. Si nous remontons plus loin, nous voyons que Bakounine s’est généralement appelé socialiste révolutionnaire, qu’il a défendu et préconisé le socialisme, qu’il a fondé l’Alliance de la démocratie socialiste, point de départ de l’anarchisme international, puis, devant la déviation électorale et étatique de la social-démocratie allemande, l’Alliance socialiste révolutionnaire. Dans l’ensemble, le mot  » anarchie  » avait pour lui le sens de destruction et de chaos, et lorsqu’il s’appelait anarchiste ou invoquait l’anarchie, c’était en tant que démolisseur, et pour la seule destruction des institutions d’oppression et d’exploitation de l’homme par l’homme. Ses théories reconstructives étaient socialistes. Quiconque se donnera la peine de le lire sérieusement en conviendra.

Ses amis, dans la Première Internationale défendaient du reste, eux aussi, le socialisme. Il est du reste curieux de constater que ce sont des hommes tels Jules Guesde, Paul Brousse, Benoît Malon qui, dans leur extrémisme verbal antimarxiste, s’appelaient presque unilatéralement anarchistes et fondèrent par la suite le parti socialiste autoritaire. Si nous remontons jusqu’au  » père de l’anarchie « , nous constaterons un fait identique. C’est en 1840, dans son livre Qu’est-ce que la propriété? que P.-J.Proudhon lança le mot anarchie afin de définir une doctrine sociale nouvelle, une conception antiautoritaire du socialisme. Cela frappait un aussi grand coup que sa formule lapidaire :  » La propriété c’est le vol.  » Car en France, le mot anarchie s’employait, depuis trois siècles, dans le sens péjoratif que nous lui connaissons.

Proudhon, du reste, le reconnaît lui-même dans ces quelques lignes, qu’il nous semble utile de citer intégralement, où il s’affirme anarchiste. En voici le texte :  » La propriété et la royauté sont en démolition dès le commencement du monde : comme l’homme cherche la justice dans l’égalité, la société cherche l’ordre dans l’anarchie.

Anarchie (en caractères italiques dans le texte), absence de maître, de souverain, telle est la forme de gouvernement dont nous approchons tous les jours, et que l’habitude invétérée de prendre l’homme pour règle et sa volonté pour loi nous fait regarder comme le comble du désordre et l’expression du chaos.  » (Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Editions J.-F. Brocard, Paris, 1840.

Chapitre V, page 235 : Caractères de la communauté et de la propriété.) Il est du reste si peu convaincu du nouveau sens qu’il lui a plu de donner au mot que, dans son deuxième Mémoire sur la propriété, publié l’année suivante, il emploie à nouveau le mot  » anarchie  » dans son sens péjoratif. Et dans tous ses écrits postérieurs il nous parle de  » l’anarchie commerciale  » (tout comme Fourier), de  » l’anarchie mercantile « , de  » l’anarchie économique et financière « , etc. Et il s’appelle, lui aussi, socialiste ou socialiste révolutionnaire, et défend le socialisme ou le socialisme fédéraliste. Ce n’est qu’exceptionnellement, comme Bakounine, qu’il reviendra au mot anarchie dans le sens de société organisée et fonctionnant régulièrement sans gouvernement.

Ce rappel historique, que nous pourrions amplifier, suffit à prouver, à quiconque n’interprète pas une idée ou un courant d’idées d’après la seule étymologie des mots d’une ou de deux générations et dans un ou deux pays, que l’on peut, à bon droit, et sans trahir l’essentiel de l’anarchisme — si l’on entend par ce mot une doctrine dont Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Mella (2) et leurs disciples furent les représentants les plus illustres — s’appeler socialistes libertaires ; qu’il n’y a, essentiellement, pas de différence entre la pensée de ces grands prédécesseurs et la nôtre. Kropotkine, qui fit le pas décisif pour l’emploi du mot anarchie — il en explique les raisons dans Autour d’une vie — n’était pas plus ennemi des archies, du gouvernement de l’Etat, que Bakounine. Et ceux qui croient devoir employer un mot qu’aujourd’hui nous croyons ne plus devoir employer ne le sont pas plus que nous-mêmes.

••• Pourquoi donc, nous demandera-t-on, et nous demande-t-on, renoncez-vous au mot anarchie et à ses dérivés ? Nous répondrons d’abord en bloc : parce que nous avons un ensemble de raisons, nous avons fait un ensemble de constatations, qui nous ont conduit à pratiquer ainsi ; et parce que C’EST NOTRE DROIT IMPRESCRIPTIBLE de nous appeler comme il nous plaît si nous le croyons nécessaire et utile ; comme ce serait notre droit de nous appeler autrement (socialistes guildistes, socialistes antiétatistes, socialistes antiautoritaires, etc.).

Pour le détail nous préciserons qu’à notre avis, particulièrement en France (3), l’anarchisme est devenu un ensemble d’idées, de conceptions, de formules, de principes si différents, si contradictoires et si incohérents que l’opinion publique ne peut s’y reconnaître et qu’il y a presque autant de conceptions de l’anarchisme que d’anarchistes. Un seul point de contact réunit cet ensemble disparate : la négation de l’autorité.

On ne crée pas un mouvement social ayant quelque chance d’exercer une influence positive sur l’évolution de la société avec une seule négation. Au fond, Bakounine, quoi qu’en aient dit et en disent encore tant de calomniateurs et d’irresponsables, fut le plus équilibré de nos penseurs, délimitait très bien les choses, quand il s’appelait anarchiste pour l’œuvre de destruction, et socialiste pour l’œuvre de construction qui devait venir ensuite. Mais jamais il ne lui est venu à l’idée de ne recommander que la destruction. Il écrivait, au contraire, que c’était seulement dans la mesure où nous serions capables de reconstruire que nous aurions le droit, et la possibilité de détruire.

L’union sur une négation ne suffit donc pas. Une négation n’est pas une théorie sociale, une doctrine sociale, un but humain, un programme, une idée. Dire « anarchie », non archie, non gouvernement, non Etat n’est pas dire :  » organisation de la société de telle ou telle manière  » si nous voyons dans la société, surtout dans la société moderne, un ensemble immense et complexe d’activités de toutes sortes qui doivent s’harmoniser, se coordonner sous peine de s’interrompre, qui sont subordonnées les unes aux autres, et qui exigent autre chose que des déclarations de principes qui embrassent tout, mais ne résolvent rien.

Entre l’anarchisme individualiste et l’anarchisme communiste, la dissemblance est telle que les deux écoles se sont toujours, inévitablement et nécessairement, combattues. Entre l’anarchisme syndicaliste constructiviste et l’anarchisme purement critique, nihiliste ou nihilisant, il n’est pas de comparaison valable.

Ces divisions elles-mêmes s’accompagnent de nombreuses subdivisions.

L’individualisme de Han Ryner n’est pas celui d’E. Armand. L’anarchisme communiste de Malatesta n’est pas celui de Galleani. La spécialisation néo- malthusienne de certains anarchistes prétend tout résoudre par la limitation des naissances ; la spécialisation végétarienne, filiale du naturisme intégral, par l’alimentation non carnée, sans ou avec, selon les cas et les écoles, produits laitiers ou poisson également. La spécialisation de la libre sexualité, transformée en libre lubricité, se suffit aussi à elle-même.

Toutes ces sous-écoles, auxquelles nous pourrions en ajouter d’autres, font partie de l’anarchisme, car chacune nie les archies, et il suffit de nier les archies pour être anarchiste. Et non seulement elles sont différentes, mais le plus souvent opposées. Si bien que celui qui s’approche du mouvement anarchiste se trouve devant tant de courants, de tendances, sinon de sectes se combattant qu’il n’y comprend rien et ne peut rien y comprendre.

Là aussi, la multitude d’apports, de diversifications n’a pas enrichi la doctrine essentielle. Elle l’a terriblement appauvrie.

Tel est, du moins, notre avis. Et l’on a fini par lâcher la proie pour l’ombre. Avec Proudhon, Bakounine, la pléiade admirable de la Première Internationale, Kropotkine et ses amis des premiers temps, l’anarchisme — ce que du moins nous appelons ainsi — ou plutôt le socialisme antiautoritaire avait des principes essentiels qui définissaient et délimitaient la doctrine. Ces principes ont été eux aussi noyés et submergés et on a fini par en oublier les grandes bases et les grands buts. Nous voulons y revenir et ne pas nous perdre dans les labyrinthes et la frondaison des floraisons incessantes.

Nous revenons à Proudhon — le Proudhon socialiste antiautoritaire –, à Bakounine, à Kropotkine. Nous préférons la clarté des idées essentielles, ayant une valeur éternelle, à la confusion de toutes les petites idées dont la valeur est souvent discutable.

Critique de plus en plus profonde, large, méthodique, puissante même, de l’Etat. Critique du capitalisme, de son désordre, de ses crimes. Recherche de nouvelles bases sociologiques pratiques, de nouvelles conceptions économiques applicables, d’une éthique nouvelle qu’il faut répandre dans la conscience et dans la vie des hommes. Voilà l’essentiel. Le reste, si important soit-il (un microbe est gigantesque, vu au microscope électronique), est accessoire. Or le mouvement et la pensée anarchistes se sont trop perdus dans l’accessoire et a été oublié l’essentiel à un tel point que, pour exemple, la critique de l’Etat, et du capitalisme, formulée par nos grands devanciers, dont Cornelissen, est ignorée de l’immense majorité de ceux qui se revendiquent de l’anarchisme, qui ne dépassent pas les interprétations sommaires, et font trop souvent du marxisme sans le savoir. ••• Nous voulons donc revenir aux sources. Et nous préférons une dénomination plus simple, impliquant des idées apparemment plus limitées, mais aux contours plus nets, qui nous permette de travailler en profondeur les problèmes fondamentaux de notre époque, d’apporter des vues intéressant ceux qui ne lâchent pas la proie pour l’ombre, et de donner un nouvel essor au socialisme antiautoritaire — car ce qui n’a pas pour but de résoudre le problème social dans la liberté ne nous intéresse pas ! On nous dira peut-être que nous revenons en arrière. Nous répondrons que ce qui est éternel est toujours jeune, et que les principes fondamentaux construits par nos grands devanciers sont éternels. La revendication de plus de justice et de liberté remonte à des milliers d’années. Elle n’est pourtant pas une vieillerie méprisable. Le fascisme est tout nouveau dans l’histoire. Il n’est pas pour cela supérieur. La nouveauté n’est donc pas une preuve de supériorité. Dans la pensée humaine, dans les écoles philosophiques et sociologiques, dans les écoles artistiques aussi, du reste, il y a des avances et des reculs, des progrès et des décadences. Le signe de ces décadences est souvent l’invasion de nouveautés qui défigurent plus qu’elles ne fécondent, qui détruisent tout et ne construisent rien.

Nous retournons donc aux sources, mais nous ne sommes pas des plagiaires, des phonographes ou de simples commentateurs. Fuyant le complexe de supériorité qui fait mépriser les penseurs et les sociologues qui ont fondé l’école à laquelle nous appartenons, nous prenons de ces hommes, dont le génie créateur est pour nous indiscutable, et souvent magnifique, les idées, les vues sociales et leur justification historique, philosophique et scientifique. Nous apprenons d’eux tout ce qui doit et peut être appris. Puis, armés de ce que nous avons pris chez eux, armés de notre culture que nous étendons de plus en plus, armés de notre expérience, qui fait partie de notre culture, étudiant l’homme et l’évolution de l’humanité, la structure, les besoins et l’évolution des sociétés humaines, le développement des sciences — qui malgré leurs variations, surtout en biologie, n’infirme en rien la conception d’une société de libre harmonie — étudiant les problèmes économiques et psychologiques, ethniques, démographiques, et autres, nous nous efforçons — ou nous efforcerons — de mettre à jour les idées essentielles, d’en renforcer les bases, de les élargir, d’en rendre le style plus actuel et l’expression plus conforme aux problèmes, aux inquiétudes, à l’esprit de notre époque. Et quand il le faudra, nous n’hésiterons pas à signaler les erreurs de nos grands précurseurs, et à les rectifier. Nous avons du reste commencé à le faire, Encore une fois, nous ne sommes pas de simples phonographes.

Pierre Kropotkine a écrit un livre qui constitue une base sociologique, historique, scientifique, philosophique, fondamentale de l’anarchisme (nous dirons, pour nous, du socialisme anti ou non autoritaire) : l’Entraide. On peut lui reprocher — il le reconnaissait dans la préface — une généralisation excessive de l’appui mutuel — the mutual aid, dans le texte original — dans la vie des espèces animales et humaine. Il n’en reste pas moins que ce facteur est le principal agent de progrès et de bonheur des espèces le pratiquant. Surtout, et en cela on peut reprocher à Kropotkine de ne pas l’avoir assez souligné, nous avons là une base biologique de la conception anarchiste, non anarchiste de la société et de son organisation.

Eh bien! Ce livre ouvre un horizon immense pour qui voudra s’atteler à cette tâche, que des dizaines de kropotkiniens — qu’il ne faut pas confondre avec les kropotkinistes — auraient dû entreprendre. Bakounine nous avait déjà montré, dans ses Considérations philosophiques, une vue cosmique de sa philosophie antiautoritaire, en faisant découler la non-autorité de la non-divinité, et la libre association du matérialisme où tout est combinaison, mais non subordination.

Kropotkine se limite au domaine biologique, puis historico-humain ou sociologique. Si nous reprenions au moins les études scientifiques de Kropotkine ? Si nous les élargissions même ? Si nous fondions une conception libertaire de l’histoire, en montrant comment l’ensemble des activités utiles de l’humanité, qui ont permis son développement et son évolution, n’a pas été l’œuvre des gouvernants, des formations politiques, de l’Etat, mais de l’humanité même, et de ceux qui, tout en en faisant partie, se sont toujours avancés au sein des collectivités et leur ont montré le chemin ? Il y a là une œuvre immense à accomplir.

Cette œuvre revivifierait, revigorerait, grandirait la pensée qui nous est commune, et pourrait y attirer bien des gens que les minuscules à-côtés, érigés en problèmes et en solutions majeurs, rebutent plus qu’ils n’attirent.

L’idée de ce travail ne serait pas originale. On trouve chez Proudhon telle et telle phrase qui la condense, et Elisée Reclus, qui fut un des plus grands humanistes du XIXe siècle, la développe sans se le proposer dans L’Homme et la Terre. Mais sa réalisation méthodique, systématique, afin d’en faire un corps de doctrine scientifiquement établi aurait une importance énorme.

Prenons un autre développement nécessaire de ce qu’ont écrit nos grands prédécesseurs : la critique du marxisme. Tcherkessof avait, dans « Pages d’histoire socialiste », montré que la fameuse concentration du capital, la prolétarisation de la bourgeoisie et la paupérisation du prolétariat, clefs de voûte du soi-disant socialisme scientifique, n’étaient nullement confirmées par les statistiques anglaises dont Karl Marx s’était servi. Depuis, l’évolution économique et sociale des nations capitalistes a prouvé que les prévisions de Karl Marx ne se réalisaient pas, qu’il n’y a pas de paupérisation, mais embourgeoisement du prolétariat où de certaines couches prolétariennes, que si certaines couches de la bourgeoisie déclinaient, de nouvelles couches bourgeoises se formaient, qu’une certaine forme de concentration capitaliste n’empêchait nullement, étant donné la multiplication des besoins et de l’ensemble de la production, de nouvelles formes du capitalisme ; et surtout que sous des formes nouvelles, y compris celle du fonctionnariat d’Etat, les privilégiés tendaient plutôt à augmenter tandis que le prolétariat ne se paupérisait pas.

Il y a là une critique importante et nécessaire du marxisme, que nous devons poursuivre implacablement, et plus implacablement encore l’interprétation dite matérialiste, mais en réalité judéo-économiste de l’histoire. Et aussi implacablement la critique de la conception marxiste de l’Etat, non seulement à la lumière du fait russe actuel, mais à la lumière de toute l’histoire. Proudhon l’avait fait avant la lettre, dans ses polémiques contre les communistes autoritaires de son époque ; Bakounine le fit dans sa critique de la conception, de l’interprétation, de l’utilisation marxiste de l’Etat ; Kropotkine aussi dans sa forte brochure L’Etat, son rôle historique. Mais l’œuvre d’ensemble, l’œuvre doctrinaire reste à écrire.

Même problème pour la critique économique. Il est douloureux de constater que presque tous, sinon tous les anarchistes, ignorent qu’avant Marx, Proudhon a défini et nommé la plus-value, que sa critique économique, apparemment moins savante, porte plus loin que celle de Marx, car il ne condamne pas le capitalisme au nom de la loi dialectique qui le force, pour ainsi dire, à mourir tout en engendrant les formes nouvelles qui le remplaceront et instaureront le socialisme, il le condamne au nom de la justice et non sous la forme marxiste. Le capitalisme pour les historiens, sociologues et économistes qui ne s’en laissent pas imposer par la suffisance scolastique de l’auteur du Capital, existe déjà à l’époque romaine, dans les civilisations d’Asie mineure, et même dans certaines périodes de l’Egypte antique ; Proudhon le condamne comme une forme de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Au-delà du capitalisme, c’est cette exploitation qu’il attaque. Quand il dit  » la propriété c’est le vol « , il entend par là toute appropriation individuelle de moyens d’existence nécessaires à d’autres hommes ; quand il dénonce le propriétaire, il dénonce l’exploiteur, petit ou grand, entrepreneur ou commerçant. Il le dénonce non parce que la dialectique des faits ou de l’histoire (et qu’on peut très simplement appeler l’évolution) le condamne à disparaître (et s’il est condamné à disparaître à quoi sert-il de le dénoncer ?) mais parce qu’il place au-dessus de tout un principe moral : celui de la justice. Ce qui ne l’empêche pas d’accumuler des faits.

J’ai dit qu’il a, le premier, défini la plus-value. Il a aussi, avant Marx, montré comment le capitalisme anglais avait, dans la Workhouse, supplicié le prolétariat.

Dans sa célèbre polémique avec Bastiat, il a fait une analyse serrée des méthodes de croissance du capitalisme financier. On trouve chez lui bien d’autres idées, bien d’autres ébauches, bien d’autres suggestions — toujours en ce qui concerne la critique économique.

On en trouve chez Bakounine, on en trouve chez Kropotkine, dont les premiers chapitres de La Conquête du pain semblent avoir inspiré plus d’une page de Jacques Duboin. On en trouve chez Cornelissen, dont le Traité de la science économique méritait plus que l’ignorance générale où on le tient dans le mouvement qu’il s’est efforcé d’enrichir.

Eh bien ! Tout cela est à reprendre, à revoir, et aussi à développer.

Mais il est deux autres développements nécessaires qui sont pour nous la condition sine qua non de l’école que nous voulons créer. Le premier concerne l’œuvre constructive, au sens économique du mot.

Là encore nous n’innovons pas. J’ai déjà écrit, et je répète, et je peux prouver, que de toutes les écoles socialistes l’anarchisme, à ses origines, est, comme le syndicalisme et le coopératisme, une école du socialisme ; c’est l’anarchisme qui a donné la plus grande production livresque concernant l’avenir. Je peux citer, sans effort, une quinzaine d’auteurs, avec leurs livres, essais, programmes. Bakounine, à lui seul, en écrivit au moins une demi-douzaine — plans, anticipations diverses.

Si ces écrits ont eu l’incontestable mérite d’aiguiller la pensée des lecteurs sur ce genre de problèmes, ou de poser des principes fondamentaux qu’il était indispensable de poser, la plupart — tels les deux livres de Pierre Besnard — ont le défaut ou d’avoir perdu leur actualité, ou d’être des constructions abstraites, des échafaudages imaginatifs sans rapport avec la structure des sociétés, la réalité de l’économie humaine et sociale, la complexité des rapports humains. Traiter de l’organisation de l’agriculture sans rien savoir de l’agriculture en soi c’est construire dans le vide.

L’analyse de l’économie doit donc avoir deux aspects, deux buts se superposant et s’enchaînant l’un l’autre. D’une part, la critique serrée de l’économie capitaliste qu’il faut connaître pour procéder à sa vivisection. Pour en montrer les failles et les erreurs, il faut d’autre part non seulement la connaître, mais connaître l’économie en soi, telle qu’elle est, telle qu’elle doit être, telle qu’elle peut être, afin d’avoir la certitude de la justesse de nos critiques. Dénoncer éternellement l’exploitation de l’homme par l’homme, les bas salaires, le bénéfice des sociétés capitalistes est insuffisant. C’est l’enfance de l’art dont peuvent se satisfaire les esprits superficiels. Mais cela ne mène pas très loin, ne mènera pas plus loin que nous avons été jusqu’à maintenant. Il faut pénétrer dans les entrailles de l’économie. Quand nous la connaîtrons pour dénoncer sa mauvaise organisation, nous la connaîtrons aussi pour proposer et promouvoir une organisation meilleure.

Nous aurons alors le droit moral de critiquer et de proposer des changements.

Cela implique une activité constante, un travail systématique, d’équipe si possible.

Nous devons apparaître avec une doctrine économique propre à l’école du socialisme libertaire, qui reprend l’œuvre de ses aînés, de ses fondateurs lointains, et la développer intelligemment, avec l’allant de ceux qui veulent convaincre, et vaincre.

L’autre développement, condition sine qua non de notre existence et notre justification, se rapporte à l’éthique. Le maniement, le classement, la comparaison, l’accumulation des statistiques ne sert à rien si notre comportement est immoral.

En ce cas, il ne servira pas à libérer les hommes.

Brève ou longue, l’expérience des membres de notre groupe les a menés à une conclusion identique et formelle : sans honnêteté, sans droiture, sans loyauté, sans respect de soi-même et des autres, sans dignité personnelle, sans responsabilité individuelle et collective il n’y a pas de société non autoritaire possible. Tout s’écroule et n’est que déliquescence.

On a, pendant trop longtemps, fait du déterminisme l’excuse de l’irresponsabilité individuelle. On ne s’est pas aperçu que cela menait directement à faire l’apologie de l’irresponsabilité. Or les hommes sont responsables ou irresponsables. Et on a créé la justification de toutes les inepties morales au nom de l’irresponsabilité. On a créé des collectivités d’irresponsables avec toute la latitude morale nécessaire pour observer tous les comportements immoraux, ou amoraux.

Une collectivité dont les individus faisaient de l’irresponsabilité un tabou théorique ne pouvait aller loin. Quant à nous, laissant de côté tout ce que la rigueur dialectique pouvait extraire du déterminisme, nous constatons que dans l’histoire humaine ce sont les hommes et les minorités qui se sont considérés responsables de ce qu’ils faisaient ou laissaient faire, qui ont accompli de grandes choses et influé, en bien ou en mal, sur le destin des hommes.

Le matérialisme n’exclut nullement les facultés psychologiques, et même psychiques. La conscience, la volonté, l’intelligence, la sensibilité, le sens du devoir, le sentiment de la responsabilité et de la dignité peuvent ne pas toujours s’expliquer intégralement dans le degré actuel des acquisitions des sciences physiques ou psychologiques, que la biologie nous montre, inséparables dans de si nombreux cas. Elles n’en sont pas moins une réalité plus ou moins grande, selon les cas, et qui dépend de notre choix.

Il y a donc une conception de l’éthique à développer. En théorie, mais plus encore en pratique. Qu’on ironise nous importe peu. L’ironie est trop souvent le masque de l’impuissance ou de l’immoralité. Pour nous, nous voulons que l’éthique imprègne notre comportement individuel et collectif.

 

Nous devons être une école au point de vue éthique, comme au point de vue sociologique et économique. Le rayonnement du socialisme libertaire doit être à la fois intellectuel et moral. Je me souviens de la grande influence morale des Tolstoïens en Russie. La clarté, la luminosité de notre éthique appliquée, en consonance immédiate avec notre pensée, sans subterfuges qui fassent attribuer les contradictions de fait à l’influence de la société actuelle – sinon, comment la surmonter ? – doivent, si notre mouvement peut s’étendre, être un exemple et un phare.

Cela me conduit à écrire quelques paragraphes sur un sujet connexe. Nous cherchons la vérité, indépendamment de toute idée faite ou non vérifiée, de tout préjugé d’école. Et nous ne voulons faire de concessions à personne. Pas même à la croyance en la supériorité du peuple, qui fut celle de Kropotkine et autres théoriciens.

Nous sommes pour le peuple d’abord, et certains d’entre nous en font partie, avec cette lutte pour la vie et l’insécurité du lendemain qui sont les siennes dans bien des cas. Mais nous savons que la condition humaine est généralement la même, que l’ouvrier qui vit mieux que le petit-bourgeois du commencement du siècle ne vaut guère mieux, humainement parlant, et est indifférent au sort de celui qui vit moins bien que lui.

Nous savons qu’il est des salariés à mentalité de parvenus et de nouveaux riches, et que l’amélioration de la condition matérielle des hommes implique rarement l’amélioration de sa condition morale.

Encore une fois nous revenons à l’éthique, à la prééminence de l’éthique individuelle et collective. Nous voyons ces problèmes sur le vaste plan du devenir humain. Nous savons qu’il ne suffira pas que l’humanité entière vive à un niveau économique comparable à celui de l’habitant moyen des U.S.A. pour être plus civilisée, plus noble, meilleure et même souvent réellement heureuse.

Mais cela, dont nous avons conscience, nous impose des devoirs correspondants. C’est une affirmation fréquente de l’anarchisme que le progrès est l’œuvre des minorités. C’en est une autre que le peuple n’a pas besoin d’élite. Il faudrait s’entendre.

Pour nous, nous nous prononçons nettement. Ce sont les minorités constituées par ceux que les caprices de la biologie et de l’hérédité ont constitués pour cela qui guident l’humanité, lui ouvrent la marche vers de plus hauts destins. Ce fut toujours ainsi ; ce sera toujours ainsi, de par la fatalité des lois biologiques ou du caprice de la nature, qui se retrouvent dans toutes les espèces, dans toutes les colonies animales. Nous sommes donc, volontairement, des combattants du progrès humain. Nous avons conscience, et cela s’insère dans notre conception de l’éthique, d’être un maillon de la chaîne des générations forgée dans les millénaires, en marche vers les millénaires. Nous voulons donc constituer une minorité qui sera une élite dans la mesure où ces hautes raisons d’agir l’inspireront, dans la mesure aussi où, tout en ayant conscience de ses responsabilités d’élite, elle fera simplement son devoir, sans vanité, sans orgueil, mue par cette mystique de l’histoire qui a inspiré d’autres minorités avant elle, et qui en inspirera d’autres après elle.

••• Il resterait à dire, dans ce bref travail, pourquoi nous ne croyons pas devoir préconiser la révolution armée, ni ne croyons possible le triomphe de cette révolution. Il resterait à préciser certaines autres choses. La place me manque pour le faire. Ce sera l’objet d’un autre écrit, qui paraîtra dans cette collection, ou ailleurs.

(1) Pour qui connaît le sens des vocables que nous avons l’habitude d’employer, il n’y a pas de différence entre socialisme anarchiste et socialisme libertaire.

(2) Ricardo Mella, le plus brillant théoricien de l’anarchisme espagnol, défendait un collectivisme au fond plus proudhonien que bakouninien, mais surtout, dans l’ordre économique, la liberté d’application des divers systèmes du socialisme anarchiste.

(3) Bien qu’il ait posé le problème dans son livre Precisiones sobre el anarquismo publié au début de 1937, par les Editions de Tierra y Libertad, de Barcelone, l’auteur s’appelle anarchiste, ou communiste libertaire dans l’activité qu’il déploie au sein du mouvement socialiste libertaire.

 

Gaston Leval – CONTRE- COURANT de novembre 1956

Nous publierons bientôt le texte d’André Panchaud concernant Gaston Leval, paru dans le libertaire d’avril 1998.