Ordre et anarchie

Bel arbre embrumé

Ordre et anarchie

Si l’on en juge par l’idée que se font de l’anarchie la plupart des gens, elle peut être assimilée à un sac poubelle : on fout dedans n’importe quoi et ça peut prendre toutes les formes possibles. Ce que Jean Grave, évoquant l’incompréhension que suscite le mot « anarchie », confirmait : « Anarchie pour les imbéciles, signifie : désorganisation, gâchis, désordre. »

C’est bien là, en effet, l’acceptation généralement adoptée par le vulgum pecus et par tous les partisans de l’ordre établi. Citons Bossuet : « De ce que l’ordre est meilleur que la confusion, je conclus qu’il n’y a rien de pire que l’anarchie, c’est-à-dire de vivre sans gouvernement et sans lois. »

Gustave Le Bon, philosophe pour éphémérides, décrétait, lui, que « l’anarchie est partout quand la responsabilité n’est nulle part. » Et pour Littré – parfois heureusement mieux inspiré- l’anarchie est un perturbateur et l’anarchie « l’absence de gouvernement, et par suite désordre, confusion ».

Confusion est effectivement le terme qui convient, car le mot « anarchie » se prête à toutes les interprétations imaginables. Peu de vocables ont été revêtus d’autant d’ambiguïté. On attribue souvent à Proudhon l’introduction de ce terme dans la langue française. Il est en réalité d’usage beaucoup plus ancien. On le trouvait déjà – on vient de la voir- chez Bossuet et aussi dans les œuvres de La Bruyère, Augustin Thierry et quantité d’autres auteurs antérieurs au XIXème siècle. Proudhon fut le vulgarisateur d’une acception différente du terme. « On a beaucoup ri de la théorie, et surtout du mot, que l’on ne comprenait pas », notait Pierre Larousse. Et l’auteur du Grand Dictionnaire se demandait si Proudhon n’était pas « de ces hommes qui éprouvent une certaine jouissance à avoir raison dans une forme hors de la portée du vulgaire ».

Pourtant l’équivoque qu’entretenait ce terme, dans son acception nouvelle n’avait pas échappé à son créateur : « Le sens attribué ordinairement au mot anarchie, reconnaissait-il, est : absence de principe, absence de règles. D’où vient qu’on l’a fait synonyme de désordre ».

Les anarchistes sont-ils donc sûrs de se faire bien comprendre lorsqu’ils proclament, après Elisée Reclus que l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre ?

Pour sa part, Gaston Leval n’a jamais cessé de condamner l’utilisation de ce mot, à ses yeux trop entaché d’ambiguïté : « Il est absurde de s’obstiner à imposer aux gens une interprétation qu’ils repoussent, en faisant dire à un mot exactement le contraire de sa signification généralisée ». Pour lui, l’acception « anarchie-désordre » est trop ancrée dans la tradition du langage qu’on puisse en changer le sens. C’est pourquoi il avait adopté l’expression « humanisme libertaire ».

Quand le désordre est à l’ordre du jour.

Mais si anarchie signifie désordre, qu’est-ce donc que l’ordre, dans notre société contemporaine ? Est-ce l’autorité sous toutes ses formes (Etat, gouvernement, police, magistrature, armée, clergé, hiérarchie, fiscalité, frontières, banques, patronat, propriété, etc.) qui constitue l’ordre ?

Le bel ordre, en vérité !…Un ordre qui n’a jamais cessé de perpétrer des crimes de toute nature : guerres, totalitarismes, scandales financiers, saccages et pollution, pillages et brigandages, attentas, terrorisme, génocides, trafics de drogue, de devises, d’influence, massacres et monstruosités de tout…ordre.

« C’est au nom de l’ordre, écrivait dans ses Souvenirs d’un révolutionnaire Gustave Lefrançais, qu’on emprisonne, qu’on déporte, qu’on pend, qu’on fusille, guillotine ceux qui tentent de mettre fin aux brigandages de tous genres dont vivent, depuis des siècles, les gouvernants aux dépens des gouvernés ».

On a souvent reproché aux anarchistes de n’avoir ni programme ni « projet de société ». Quand bien même cette accusation serait fondée – ce qui reste à démontrer- au moins ont-ils une claire notion des erreurs à ne plus commettre si l’on veut édifier un ordre social débarrassé des structures autoritaires.

Il est vrai que les anarchistes n’ont pas de solution toute faite, de « recette miracle », de formule définitive pour une société future. Mais ils savent qu’il ne peut y avoir d’ordre autoritaire, pour la raison que l’ordre ne peut véritablement régner où et quand l’individu est lésé dans le libre exercice de ses droits et de ses facultés.

Ils savent que l’ordre ne peut s’établir sur des privilèges pour les uns et des préjudices pour les autres. L’ordre – c’est-à-dire la disposition harmonieuse des choses – ne peut se fonder sur la hiérarchie, qui implique la domination des uns et la subordination des autres. L’ordre ne peut s’édifier sur le profit puisqu’il sanctionne et légitime la division entre profiteurs/exploiteurs et spoliés/exploités.

L’ordre, dans notre « civilisation », c’est le désordre mis à l’ordre du jour.

Si, pour les partisans de l’ « ordre établi », l’anarchie, c’est le désordre, pour les anarchistes c’est l’exercice de l’autorité qui crée le désordre. L’ordre véritable est indissociable de l’harmonie. Et l’harmonie à laquelle aspire tout libertaire se résume en ces termes : mieux, meilleur, plus beau.

Selon René Furth, «  la nostalgie d’un « ordre naturel » hante l’anarchisme : ce n’est en rien l’illusion d’un ordre allant de soi, mais la volonté de conquérir une liberté telle que le devenir social puisse ressembler à une croissance organique, une création permanente à travers l’équilibre des responsabilités et la réciprocité des échanges. »

Aussi est-il indispensable, pour que s’élabore un ordre « naturel », véritablement humain, que les rapports économiques et sociaux s’établissent sur la base de structures fédéralistes autogestionnaires non autoritaires.

C’est ce que les libertaires- indépendamment de leurs divergences sur les choix des moyens et des tactiques- appellent l’ordre. Un ordre social harmonieux, rationnel, humain et naturel. Tout le contraire de l’ordre établi…par les forces de l’ordre !

André Panchaud