Et si on occupait les places, les usines, les écoles…

Et si on occupait la place

En novembre 1888, Octave Mirabeau écrit dans la grève des électeurs: « Les agneaux vont à l’abattoir. Ils ne disent rien et n’attendent rien. Mais au moins ils ne votent pas pour le boucher qui va les tuer ou pour le bourgeois qui va les manger. Pire que les bêtes, plus mouton que le mouton, l’électeur choisit son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des révolutions pour gagner le droit d’agir ainsi. » Et il conseillait d’aller pêcher le jour des élections, à juste raison. C’est ce que nous faisons encore aujourd’hui, nous autres anarchistes. Alors, à la prochaine présidentielle de 2022, primaire à gauche ou concurrence acharnée entre partis de gauche, nous nous abstiendrons. Par contre, nous comptons utiliser cette période pour faire de la propagande anarchiste, ce qui est le rôle des groupes libertaires. Concernant l’enjeu écologiste qui nous apparaît vital au regard du réchauffement climatique en cours et de ses conséquences, nous pensons que le questionnement de Raoul Vaneigem est pertinent : « Des écologistes qui crient pour un meilleur climat devant les Etats qui se moquent de vous en polluant chaque jour plus, alors qu’il est urgent d’agir sur un terrain dont les enjeux n’ont rien à voir avec la mondanité intellectuelle. Des questions comme les suivantes :

– Comment passer de la terre empoisonnée par l’industrie agro-alimentaire à sa restauration par la permaculture ?

-Comment interdire les pesticides sans nuire aux paysans qui, piégés par Monsanto, Total et compagnie, détruisent leur santé, détruisant celle des autres au passage ?

-Comment reconstruire sur de nouvelles bases les petites écoles rurales et de quartier que l’État a ruinées et interdites afin de favoriser une éducation de concentration ? (la lutte menée aujourd’hui par des parents d’élèves au Havre pour éviter la fermeture de deux écoles à taille humaine, Gobelin et Marande, est à ce titre significative et justifiée).

-Comment boycotter les produits nocifs et inutiles que le harcèlement publicitaire nous oblige à acheter ?

-Comment mettre en place des banques locales d’investissement dont la monnaie d’échange est capable de contrecarrer les effets de la stagnation monétaire et du krach financier programmé ?

-Comment mettre fin aux retenues fiscales que l’Etat alloue pour couvrir les malversations bancaires, pour les utiliser dans l’autofinancement de projets régionaux et locaux ?

Et surtout, comment propager partout le principe de gratuité que la vie revendique par sa nature même et que le fétichisme de l’argent dénature. Trains et transports en commun gratuits, soins gratuits, logement et auto-construction gratuits, production artisanale gratuite progressive et alimentation locale.

Utopie? Une pire utopie n’est-elle pas l’enchevêtrement de projets absurdes et délétères déployés, sous le regard las des spectateurs, par ces acteurs sans talent qui attisent les fantômes de leurs guerres en voyageurs de commerce, qui répètent sans cesse les bouffonneries de la lutte des chefs, qui cachent les vrais problèmes existentiels et sociaux avec de faux débats. […], où la folie suicidaire augmente avec l’appauvrissement et une atmosphère de plus en plus irrespirable ? »

Parallèlement, les penseurs anarchistes, même d’un autre siècle, nous donnent encore des pistes à explorer pour un autre futur. Ecrits contemporains et écrits plus anciens ne se contredisent pas forcément.

 

Comme le suggèrent de nombreux écrits anarchistes récents, le potentiel de résistance peut être trouvé n’importe où dans la vie quotidienne. Si le pouvoir s’exerce partout, il peut susciter partout des résistances. Les anarchistes d’aujourd’hui aiment à suggérer qu’un regard sur le paysage de la société contemporaine révèle de nombreux groupes qui sont anarchistes dans la pratique, sinon dans l’idéologie. Les exemples incluent les petits groupes sans hiérarchie développés par des féministes, des coopérateurs, des réseaux d’apprentissage et de dépannage, des organisations d’action directe ; des rassemblements spontanés qui se produisent en réponse à des catastrophes ou des happenings pour se moquer de responsables politiques (danse devant le ministère pour se moquer du ministre de l’Education Nationale, Blanquer, de retour d’Ibiza…), des grèves, des occupations;  des crèches et des magasins autogérés ou du moins contrôlés par une communauté associative; groupes de quartier; organisation de locataires…

Alors que certains commentateurs remettent en question la validité de l’anarchisme contemporain, il est toujours utile de se tourner vers nos précurseurs. Bakounine, par exemple, considérait les syndicats non seulement comme des institutions économiques mais comme «l’embryon de la gestion du futur» et soutenait que les travailleurs devraient favoriser des coopératives plutôt que des grèves. Reconnaissant l’impossibilité de concurrencer les entreprises capitalistes, il appela à la mise en commun de toute la propriété privée comme propriété collective d’associations ouvrières librement fédérées. Ces idées serviront d’impulsion intellectuelle à l’anarcho-syndicalisme et à sa vision du syndicat industriel comme germe de la société future.

Le travail de Gustav Landauer est peut-être le plus influent dans la révision actuelle de l’anarchie. Influencé par les écrits du sociologue Ferdinand Tönnies, Landauer s’identifie comme un « socialiste anarchiste » pour se distinguer des courants populaires de l’égoïsme stirnerien. S’appuyant sur la distinction de Tönnies entre Gemeinschaft (communauté organique) et Gesellschaft (société atomisée), Landauer souhaitait la renaissance de la communauté à partir de la coquille de la société étatiste et capitaliste. Les formes au sein desquelles la nouvelle société se développerait seraient les liens sociaux, les associations locales, le face à face.

La communauté anarcho-socialiste, pour Landauer, n’est pas quelque chose qui attend une future révolution. C’est plutôt la découverte croissante de quelque chose de déjà présent ; cette ressemblance, cette égalité dans l’inégalité, cette qualité particulière qui unit les gens, cet esprit commun est un fait réel. Dans la mesure où l’anarchisme impliquerait la révolution, cette «révolution» pour Landauer consisterait en des éléments de rejet dans lesquels les individus retirent leur coopération avec les institutions étatiques existantes et créent leurs propres alternatives positives.

« L’État est une condition, une certaine relation entre les êtres humains, un mode de comportement entre eux ; nous le détruisons en contractant d’autres relations, en nous comportant différemment les uns envers les autres… Nous sommes l’État, et nous le resterons tant que nous n’aurons pas créé les institutions qui forment une véritable communauté et société des hommes ».

Landauer défend ainsi le développement de communautés autogérées qui permettraient de rompre avec les institutions d’autorité. Ce point de vue de la révolution en tant que processus de construction d’autres formes de socialisation comme modèles d’une nouvelle société est largement partagée par les anarchistes contemporains prônant le municipalisme libertaire par exemple. La révolution est un processus, et même l’éradication des institutions coercitives ne créera pas automatiquement une société émancipatrice. Nous créons cette société en construisant de nouvelles institutions, en changeant le caractère de nos relations sociales, en nous changeant nous-mêmes et, ce faisant, en changeant la répartition du pouvoir dans la société. Si nous ne pouvons pas démarrer ce projet révolutionnaire ici et maintenant, alors nous ne pouvons pas faire de révolution.

Les anarchistes dès à présent agissent pour « tracer la ligne » contre les forces autoritaires et oppressives de la société. En réalité, nous sommes le mouvement qui déplace les lignes pour aller vers l’anarchie.

Romain (Lorient) pour le libertaire