Le militantisme n’attire plus les foules

Travail enfants

L’activité politique ne nuit ni à la science ni à l’érudition dans tous les domaines des sciences humaines. Le militant ignorant est vulnérable, son « travail » étant de rendre accessible au plus grand nombre les connaissances des grands auteurs. S’il est parfois difficile de lire Proudhon par exemple, des compagnons qui ont accès à ses livres peuvent expliquer oralement à d’autres de quoi il en retourne. Ces derniers pouvant à leur tour véhiculer les idées des grands auteurs quand elles sont bonnes et non obsolètes dans leurs principes. Pour certains penseurs anarchistes, point besoin d’explications ou a minima. L’écriture de David Graeber par exemple est limpide, tout comme l’était celle d’Elisée Reclus. Les libertaires ont horreur des systèmes parfaits, prêts à l’emploi car ils recouvrent souvent un  totalitarisme qui ne dit pas son nom et qui écrase les différences, les individus au nom du consensus qu’ils ont décidé en haut lieu, si ce n’est au sein de l’avant-garde éclairé du parti. On connaît la reproduction de Bourdieu avec des dominés qui intériorisent et reproduisent la domination. Et cette classe intermédiaire des dominés de la classe dominante. Le militant connaît ces données mais il ne renonce pas aux espoirs de l’émancipation fondée sur l’égalité économique et sociale. L’émancipation permet de ne plus être tributaire de la domination. L’homme révolté de Camus n’est jamais bien loin. Le socialisme libertaire porte cette révolte dans le cœur des humiliés et représente ainsi une traduction politique et une alternative au système qui soumet le plus grand nombre dont les travailleurs, ceux et celles qui produisent les richesses.

Le militantisme n’attire plus les foules, les masses, diraient les marxistes. Il est de plus en plus déconnecté de ce qui se passe dans la vraie vie ou dans les débats globaux de la cité. D’où un clivage certain dans différents domaines. Il est de constater l’engouement pour la coupe du monde de football au Qatar. Les gens sont informés et savent que cet événement sportif est bâti sur quelques milliers de morts et que la question environnementale avec la climatisation des stades est remisée au placard. Parallèlement, d’autres jeunes utilisent des télécommandes pirates pour couper les retransmissions des matchs dans les bars au grand dam des supporters. C’est une espèce de schizophrénie pour ceux qui aiment le football et prétendent défendre la cause environnementale. La pensée critique dans son ensemble recule mais il existe des îlots de contestation ce qui indique que les ressources et les forces de contestation existent encore. La critique sociale devient donc radicale et se veut émancipatrice. Il n’en demeure pas moins qu’elle demeure minoritaire, à petite échelle donc, mais n’en demeure pas moins pragmatique. Au moins on en entend parler… Les pratiques militantes montrent qu’il  existe de fait des antinomies avec d’autres secteurs de la société. C’était d’ailleurs la vision de Proudhon, tant décrié et qu’une certaine gauche aimerait voir disparaître. Il pensait à un antagonisme antinomique : « Le monde, la société, l’homme sont composés d’éléments irréductibles, des principes antithétiques, et de forces antagoniques.

Qui dit organisme, dit complication, qui dit pluralité, dit contrariété, indépendance (Théorie de l’Impôt, chap. V.)

Les fanatiques de l’unité ne veulent pas voir que le monde moral, comme le monde physique, repose sur une pluralité d’éléments irréductibles et antagoniques et c’est de la contradiction de ces éléments que résultent la vie et le mouvement de l’univers (Théorie de la propriété, conclusion).

Cette loi capitale n’est autre que la loi de l’antagonisme que nous avons reconnue nous-mêmes comme loi universelle de la nature et de l’humanité ; corollaire de la loi de justice ou d’équilibre, la loi d’antagonisme expliquée, tout s’explique (La Guerre et la Paix).

La condition par excellence de la vie est l’action…Pour qu’il y ait action…il faut qu’il y ait…en rapport avec le sujet agissant un non-moi qui se pose devant son moi comme lieu et matière d’action, qui lui résiste et le contredise…L’action est donc une lutte…

Etre organisé, intelligent, moral et libre, l’homme est donc en lutte, c’est-à-dire en rapport d’action et de réaction, d’abord avec la nature. Mais l’homme n’a pas seulement affaire avec la nature, il rencontre aussi l’homme sur son chemin, l’homme son égal qui lui dispute la possession du monde et le suffrage des autres hommes…qui lui fait concurrence, qui le contredit, lui oppose son veto. Cela est inévitable et cela est bon. Cela est inévitable…Il est impossible que deux créatures…progressives, qui ne marchent pas du même pas, qui partent de points de vue différents, qui ont des intérêts opposés…et travaillent à s’entendre, soient jamais entièrement d’accord. C’est par la diversité des opinions et des sentiments et par l’antagonisme qu’elle engendre que se crée au-dessus du monde organique, spéculatif et affectif, le monde des transactions sociales, monde politique, monde moral. Mais avant la transaction, il y a nécessairement lutte et cela toujours à chaque instant de l’existence. Les mêmes causes…veulent que cet antagonisme soit éternel (La Guerre et la Paix )

De même que la vie suppose la contradiction, la contradiction à son tour appelle la justice, de là la seconde loi de la création et de l’humanité. La pénétration mutuelle des éléments antagonistes, la réciprocité (Solution du Problème social). »

L’Association internationale des travailleurs (A.I.T) a réussi brièvement à concilier la coexistence de divers points de vue. Idem pour la Confédération Générale du Travail (CGT) d’avant 1914. La CNT espagnole sera aussi plurielle avant 1936. La coexistence diffère de l’émiettement des pensées d’aujourd’hui qui conduisent à la parcellisation d’intérêts communautaires que l’on trouve sous le nom de wokisme. D’où  l’impuissance de petits groupes divisés à agir ensemble et faire commun. Alors que d’un point de vue proudhonien, il suffit de trouver des points d’accord au profit de la collectivité à condition de maintenir la singularité de chaque individu. En d’autres termes, il y a nécessité d’équilibrer  l’individuel et le collectif. C’est le principe fédéraliste défini de façon plus accessible par Gaston Leval. Cette philosophie pratique de l’équilibre suppose que lorsqu’un équilibre se rompt, un autre équilibre se crée.

L’anarchisme dans ces conditions puise son inspiration et se fortifie à l’école des luttes ; il se régénère dans tout ce qui a trait aux domaines culturels : la littérature, le cinéma, les arts plastiques… L’esprit critique équilibré permet de remettre en cause à la fois les préjugés et la pseudo-pureté idéologique de certains qui s’éloignent de la vie et du réel.  Ce qui en enferme certains dans une tour d’ivoire.

L’anarchisme se base sur des invariants qui servent de boussole et doit tendre à respecter l’éthique libertaire, si ce n’est la morale anarchiste dont Kropotkine a défini les traits à son époque. Comme les temps changent, une nouvelle morale doit se dessiner aussi, toujours dans cet anarchisme qui déplace les lignes et se construit en marchant mais toujours sur un chemin balisé par le phare de l’émancipation et de la liberté. L’anarchisme d’aujourd’hui ne craint ni les contradictions ni les expériences nouvelles.

Par conséquent, les travailleurs doivent donc expérimenter des formes d’échange économique qui assurent un équilibre entre le pouvoir de l’Etat et les conséquences de la propriété. C’est cela que Proudhon appelle dans Théorie de la propriété, la Justice : « Qu’est-ce que la Justice, en effet, sinon l’équilibre entre les forces? » Proudhon prône l’adéquation entre l’individu et la société : « Sociabilité, justice, équité, telle est à son triple degré, l’exacte définition de la faculté instinctive qui nous fait rechercher le commerce de nos semblables. Ces trois degrés de sociabilité se soutiennent et se supposent : l’équité sans la justice n’est pas ; la société sans la justice est un non-sens. Société, justice, égalité, sont trois termes équivalents, trois expressions qui se traduisent et dont la conversion mutuelle est toujours légitime. »

Goulago (GLJD)