Le libertaire de Février 2023

Coucher soleil

La réforme des retraites : les grèves d’août-septembre 1953

C’était il y a 70 ans et en 2023, ils remettent ça.

Introduction  

Depuis l’éviction des ministres communistes en 1947, les gouvernements successifs s’ingénient à trouver des remèdes au déficit chronique des finances publiques. L’instabilité gouvernementale ne permet à aucun président de conseil d’aller au bout de leur logique. Arrivé au pouvoir le 8 janvier 1953, René Mayer, Radical-socialiste, devient président du Conseil après la chute du gouvernement Antoine Pinay. Mayer tient quelques mois et son ministère tombe sur une demande de pouvoirs spéciaux en matière financière. Après une crise ministérielle d’une durée de 36 jours, le vendredi 26 juin 1953, Joseph Laniel obtient l’investiture de l’Assemblée par 398 voix contre 206. Le 11 juillet, cette dernière accorde les pouvoirs spéciaux (autorisation de légiférer par décrets) à son gouvernement, donnant ainsi à l’équipe gouvernementale toute latitude de reculer les limites d’âge pour obtenir la retraite, d’amender la Sécurité sociale, de revoir les règles de l’avancement des personnels civils et militaires, de « réviser » les industries nationalisées.

Les travaux gouvernementaux provoquent un courant d’inquiétude notamment chez les fonctionnaires, qui ne veulent pas voir leur statut modifié. Mobilisés au départ pour obtenir le rétablissement de l’indemnité exceptionnelle de difficultés d’existence, se sentant déjà lésés dans leurs rémunérations, ils refusent dès lors de perdre leurs acquis statutaires d’autant que le triumvirat Laniel-Reynaud-Faure décide de passer en force, à la veille des vacances d’été, au-dessus des parlementaires et sans que les organisations syndicales soient conviées à donner leur avis. Pour l’historien, Michel Pigenet, le 4 août représente le point de départ de la grève des fonctionnaires : « Tout commence, le mardi 4 août, avec la journée d’action des fonctionnaires décrétée par l’U.G.F.F.-C.G.T., les autonomes et la C.F.T.C. Etendue aux services publics et de santé ainsi qu’aux P.T.T., l’initiative ne prévoit pas d’aller au-delà de courts débrayages à l’occasion de la présentation devant le Conseil supérieur de la fonction publique, d’une série de décrets concernant les agents de l’Etat. ». La réunion du C.S.C.P. sera reportée in extremis au 7 août.

Alors que les fédérations de fonctionnaires envisagent un mouvement de grève le 4 août, le soir même, les postiers de Bordeaux syndiqués à F.O. décident la grève illimitée. La Fédération des P.T.T. de F.O. généralise cette décision le lendemain. Le 7 août, une fois connues les mesures prévues par le gouvernement, la grève s’étend rapidement selon l’effet boule de neige. Les travailleurs des services publics poursuivent la grève : P.T.T., S.N.C.F., E.D.F., G.D.F. La grève d’août devient la première grève interprofessionnelle et intersyndicale d’importance lancée en France dans les services publics et nationalisés.

Partie de la base, la grève des postiers oblige les dirigeants syndicalistes à suivre et à étendre l’agitation.

A compter du 11 août, au Havre, le secteur privé s’associe au mouvement des fonctionnaires et si dans la nuit du 20 août, des accords mettent fin à la grève chez les fonctionnaires sur le plan national, la grève va se durcir au Havre, dans la métallurgie, les corderies et le Bâtiment. Elle durera 36 jours, ce qui fait de cette localité, un des points névralgiques de ce mouvement social en France. Si bien des signes avant-coureurs menaçaient, rien ne laissait pourtant prévoir le déclenchement d’une telle crise sociale en pleine période estivale.

Notre approche, du plus important conflit social depuis 1936, nous conduira à étudier les prémices de la grève, les rapports de force entre syndicats, les querelles intestines au sein de chaque centrale syndicale locale, les raisons de la crise sociale, la grève interprofessionnelle et interconfédérale dans les services publics et l’échec de la grève dans le secteur privé, notamment au Havre. Nous aborderons, certes, le contexte national, mais privilégierons les  ressorts même de la grève dans sa dimension locale. L’originalité des luttes havraises apparaît dans un contexte national chahuté. Localement nous trouverons une unité syndicale réalisée malgré les clivages liés à la scission et aux antagonismes de tendances. Nous nous appuierons principalement sur les multiples rapports des renseignements généraux, des synthèses rédigées par la préfecture (Archives départementales de la Seine-Maritime) mais aussi sur la presse locale qui suit, au jour le jour, la grève au Havre.

L’ampleur et la durée des mouvements de grève qui ont secoué la plupart des secteurs professionnels au Havre ont permis aux salariés de formuler des revendications purement professionnelles. Malgré des mesures d’intimidation, le mouvement s’inscrit dans la durée et bénéficie d’un large soutien populaire. Les grèves d’août 1953 représentent l’un des plus emblématiques conflits sociaux liés à « la réforme des retraites » d’autant plus intéressant que si le gouvernement choisit en premier lieu la fermeté, il est obligé d’abandonner cette réforme et le blocage des bas salaires, ce qui représente indéniablement une victoire pour les fonctionnaires. Il s’agit ici de restituer l’historicité de ces événements. La particularité des grèves havraises vient du fait que l’on assiste à un glissement d’une catégorie de vagues de grèves dans le cadre d’un conflit généralisé à un conflit localisé. D’une grève défensive de nature nationale et sociétale, on passe à une lutte de nature économique cantonnée à l’espace d’une localité. Si un niveau élevé d’organisation n’est pas toujours une condition nécessaire au succès de l’action collective, l’ampleur des grèves de l’été 1953 nous révèle un niveau élevé de la combativité, parfois spontanée des travailleurs, qui n’hésitent pas pour certains à appeler à la grève générale.

Quelles leçons peut-on tirer de cette grève, l’une des plus importantes que les travailleurs aient menée pendant la Quatrième République ? A noter que c’est la Fonction publique qui est au cœur de l’agitation sociale et de la grève générale de l’été 1953, moment pourtant peu propice à la tenue d’un mouvement social d’envergure, de nombreux salariés se trouvant en vacances. Partie de la base dans les P.T.T., de nombreux salariés vont imposer dans maintes entreprises une unité d’action : les clivages liés à la scission syndicale de 1947 vont s’estomper momentanément…le temps d’une grève.

P. R (Gljd)

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