L'école privée et le séparatisme social

Patrice-Rannou

Les attaques contre l’école publique se sont déroulées de façon progressive en France.

Les lois Marie et Barangé en 1951 ont commencé à saper l’école publique.

Puis la loi du 31 décembre 1959 dite « loi Debré » constitua une brèche béante dans la laïcité de l’Ecole. Si ces lois ont pu être votées par des acteurs de droite, c’est que la gauche a laissé faire. Anticléricale jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, de nombreux militants catholiques ont intégré le Parti Socialiste et nombre de militants communistes ont été formés par la J.O.C. Ceci explique peut-être cela. Les anarchistes, eux, sont toujours restés anticléricaux et athées.

L’école privée fut la grande bénéficiaire de cette loi du 31 décembre 1959. Exemptés des contraintes de la carte scolaire, les établissements privés continuent à conserver un caractère propre grâce auquel ils perpétuent, sous des formes d’ailleurs souvent très subtiles, une morale découlant des dogmes, mais surtout, aujourd’hui, ils recrutent les élèves les plus favorisés pour permettre aux classes favorisées un entre- soi social qui s’apparente de plus en plus à un séparatisme social. La question du financement pose problème sur le plan éthique car l’enseignement privé sous contrat est financé à 73% par l’Etat et les collectivités territoriales. En clair, nos impôts financent un accès inégalitaire à l’école privée qui prend en charge globalement les enfants les plus favorisés socialement. Il en coûte ainsi près de huit milliards d’euros à l’Etat et environ un milliard et demi aux collectivités territoriales. A cet égard, la loi Carle du 28 octobre 2009 tendant à garantir la parité de financement entre les écoles élémentaires publiques et privées sous contrat d’association lorsqu’elles accueillent des élèves scolarisés hors de leur commune de résidence, a aggravé la situation. Puis le décret d’application de la loi Blanquer, paru au journal officiel le 30 décembre 2019, en a rajouté sur le financement de l’école privée. En abaissant l’âge de la scolarité obligatoire de 6 à 3 ans, la loi Blanquer oblige en effet les communes à financer le fonctionnement et l’entretien des écoles maternelles privées sous contrat d’association avec l’Etat, à parité avec l’enseignement public, conformément à la loi Debré de 1959. Tout se tient chez les ennemis de l’école publique.

On constate que la formule « fonds publics à l’école publique, fonds privés à l’école privée » est devenue complètement obsolète.  Ce principe est battu en brèche par les lois et décrets susmentionnés.

L’Education Nationale a été obligée de révéler cette année l’Indice de Position Sociale des écoles et des collèges en France. Les I.P.S. des collèges, dévoilés par le gouvernement en 2022 à la suite d’un recours déposé devant le tribunal administratif de Paris, montrent que le secteur privé concentre les élèves les plus favorisés: 61 % des collèges dans les 10 % dont l’IPS est le plus élevé, 81 % des 100 collèges aux plus hauts IPS, et 90 % des 10 premiers sont des établissements privés.

La ségrégation sociale est très marquée à Paris et dans les grandes villes. C’est un peu logique puisque les écoles privées ne sont pas soumises à la carte scolaire et que de toute façon les enfants habitants dans les quartiers fréquentent l’école de leur quartier sauf à bipasser cette carte scolaire.

Cela fait des années que les anarchistes alertent sur ce phénomène. Cela fait des décennies que certains édiles locaux continuent à densifier leur centre-ville avec une population pouvant payer des loyers plus importants que la moyenne ou accéder à la propriété. Les enfants fréquentant les écoles de centre-ville étant plus favorisés que ceux fréquentant les écoles de la périphérie.

Certains salariés appartenant aux classes moyennes s’expatrient maintenant à la campagne où de petites écoles jouent le jeu de la mixité sociale et ce sont peut-être les derniers lieux où l’école publique tient bon.

L’école depuis le début des années 2000 s’oriente vers une école à deux vitesses comme dans les pays anglo-saxons. Le public pour les plus défavorisés et les classes moyennes du milieu rurbain et le privé pour les enfants issus de milieux favorisés.

L’I.P.S. moyen des collèges se situe à 103,36. C’est dire la disparité entre établissements puisque ces indices vont de 51 à 158. Mais il est certain que les catégories populaires ont peu accès à l’enseignement privé. Nous le savions mais cela est aujourd’hui démontré statistiques à l’appui et l’envers du décor « liberté, égalité, fraternité » n’est pas très joli. Que d’hypocrisies ! Et cela arrange bien ceux et celles qui connaissent le système scolaire et ont les moyens financiers d’inscrire leur progéniture dans le privé. Cela permet à leurs enfants de fréquenter ceux des familles privilégiées. Et le plus hypocrite encore, ce sont les propos de certains responsables de collèges privés qui recrutent dès la sixième les meilleurs élèves des écoles publiques périphériques et se targuent parfois d’un recrutement populaire sans indiquer que le tri scolaire a été réalisé sur dossier au préalable. Les résultats scolaires sont pris en compte, pas le milieu d’origine. C’est très jésuitique comme raisonnement. Nous l’avions écrit il y a plusieurs années dans le libertaire et nous y revenons.

C’est pour cela que les inégalités scolaires perdureront et augmenteront encore, la réussite scolaire étant corrélée à l’origine sociale. Et plus l’entre- soi des classes favorisées est répandu plus l’effet d’entraînement sur le plan des résultats scolaires se perçoit à l’école. A contrario, mettre les enfants d’origine sociale défavorisée souvent en difficulté scolaire ensemble ne permet qu’à la marge une amélioration des résultats scolaires. Il faut du mélange pour avancer. Ce n’est plus le cas dans l’école de la République des favorisés.

Le ministère de l’E.N. va bien sûr financer des établissements de mixité sociale pour servir de caution démocratique à un système qui ne l’est pas. Et l’extrême droite, Marion Maréchal en tête, va demander le chèque éducation pour que les parents choisissent leur établissement. Encore une faille dans laquelle l’extrême droite va s’engouffrer au nom de la liberté de choix.

A force de considérer dans les hautes sphères que l’école privée fait partie du service public d’éducation, on en arrive à la casse progressive de l’école publique. La promesse de François Mitterrand d’un grand service public unifié et laïque de l’éducation nationale en 1981 a fait long feu car le PS a attendu 1984 pour présenter ce projet sous l’égide de Savary. Trop tard, les curés et leurs courroies de transmission manifestèrent pour « l’école libre » avec près d’un million de personnes dans les rues. Et les syndicats enseignants, le CNAL, les partis de gauche se couchèrent lamentablement.

Aujourd’hui, l’école publique s’affaisse encore davantage car elle ne lutte pas à armes égales avec le privé qui est dans une dynamique ascendante. Si l’école privée continue sur sa lancée, l’école publique sera anéantie sauf pour les plus pauvres.

Certains anarchistes, sous couvert d’un proudhonisme mal compris, sont tentés par le chèque éducation qui leur permettrait de financer des écoles libertaires. A jouer à ce jeu-là, nous perdrions notre raison d’être de militer pour une école émancipatrice et égalitaire pour le plus grand nombre.

Pour l’instant, renvoyons les politiciens dans les cordes. Recherchons où sont scolarisés (ou ont été scolarisés) les enfants des ministres, des députés, des dirigeants d’entreprise, des personnalités politiques en vue…Cela nous permettra de dénoncer avec davantage de force cet entre- soi et cette reproduction des élites qui assignent les enfants de travailleurs aux postes subalternes, sauf exceptions ; il faut bien justifier le self made man et l’ascenseur social bien à la peine ces temps-ci.

Goulago (GLJD)