De l’autorité

Aux terrasses de la vie

De l’autorité

L’autorité est une puissance extérieure, individuelle ou collective, matérielle ou morale, qui s’oppose à la liberté de l’individu en le détournant d’agir conformément aux impulsions intimes de son organisme, son essence et sa nature ; ou en le contraignant à agir à l’inverse.

Pour qui l’exerce, l’autorité implique une action de pouvoir ou de coercition sur les autres. Pour qui la subit, elle implique l’action d’une force extérieure qui le domine, le commande, se substitue à sa volonté.

Elle est concrète et physique lorsqu’elle s’exerce dans les faits, abstraite et métaphysique quand elle s’impose dans les idées. Socialement, ces deux autorités se combinent et s’appuient mutuellement.

Dans les sociétés modernes, la force collective du nombre semble devoir prédominer sans que la liberté soit augmentée ni l’autorité amoindrie. Au contraire, la force collective d’où résulte le droit légal ne peut se constituer qu’au détriment des libertés individuelles qui la composent et au profit de l’autorité des chefs qui la représentent.

Toutes les luttes collectives, étant organisées et commandées, sont par cela même entachées du vice d’autorité.

Sous l’empire d’une autorité quelle qu’elle soit, la lutte sociale n’est plus libre et son résultat, quel qu’il soit, n’intéresse que celui ou ceux qui la commandent.

Individuellement, tous les combattants qui se laissent entraîner dans une lutte collective sont préalablement vaincus par le principe ou le meneur qui les a conquis à sa cause et les commande.

Ils sont vaincus par force ou par persuasion. Ils le seront tout autant par la victoire que par la défaite de leur cause qui n’a pour eux aucun sens puisque, d’une manière ou d’une autre, ils ne sont pas directement intéressés.

Quand on combat pour Dieu, pour la Foi, pour le Roi, pour la République, la Patrie, la Révolution et même pour la Liberté, on ne combat pas pour soi-même, ni pour sa propre liberté. On combat pour des mots et pour les malins qui se cachent derrière. La victoire, si victoire il y a, est impersonnelle, illusoire, et fictive. On assure la victoire de son parti, de son clan, de sa patrie et de ceux qui les commandent ; mais on n’est pas pour cela, victorieux soi-même. Trop souvent cette victoire est payée de la mort de ceux qui contribuèrent le plus à la remporter. Or, qu’est-ce qu’une victoire qui se termine par la mort des vainqueurs. C’est évidemment une défaite. D’ailleurs quoi qu’il arrive, les fruits de la victoire ne sont jamais pour les soldats mais pour les chefs. Nous en avons eu en Europe un exemple flagrant avec les dix millions de morts lors de la Première Guerre mondiale, au profit de ceux qui les commandaient. Dans toutes les luttes collectives autoritaires, il en est ainsi. Où l’autorité prédomine, il n’y a pas de place pour l’individu, pour la liberté ni pour la vie.

Dans les groupements, la liberté et l’autorité sont difficiles à maintenir en un juste équilibre. Dès que deux hommes sont réunis, on peut être certain que même sans conflit apparent, l’autorité de l’un s’établira au détriment de la liberté de l’autre.

Cela se produit aussi bien dans les milieux où, par principe, l’autorité est proscrite que dans ceux où elle est admise. Dans certains clans idéologiques d’où l’autorité est théoriquement bannie, la liberté dans la pratique, n’est pas pour cela mieux comprise.

C’est une erreur de croire qu’en supprimant l’autorité de nom, on la supprime de fait. Il n’en est rien. Sans le nom, elle existe sous des formes plus cauteleuses, plus hypocrites et souvent plus cyniques et plus violentes.

L’autorité n’est pas un mot, c’est un fait. Le chef n’est pas qu’un titre ; c’est un homme. Souvent un homme violent ou doucereux, qui s’impose ou s’insinue.

Ce qui caractérise moralement les véritables autoritaires, c’est l’hypocrisie de leur attitude. Ils ne parlent jamais en leur nom, au nom de leurs propres intérêts. Ils se couvrent toujours du masque d’un principe et n’agissent qu’au nom des intérêts de la Patrie ou de la Révolution. Mais la Patrie ou la Révolution, c’est eux.

Il ne suffit donc pas de repousser de nom l’Autorité pour être quitte de la chose. Il ne suffit pas non plus de renoncer à l’exercer soi-même. Il faut encore se garder de la constituer et d’en faciliter l’exercice chez les autres par excès de crédulité, de docilité, de servilité.

S’il est absurde qu’un million de personnes attendent pour agir l’ordre d’un chef qui les commande, il ne l’est pas moins que dix mille ou cent mille révolutionnaires attendent pour penser l’encyclique du ou des chefs spirituels qui les catéchisent.

Logiquement et naturellement chacun doit agir et penser par soi-même. Le contraire est peut-être très militaire, mais pas du tout révolutionnaire.

Partout où il y a groupement d’individus, l’autorité est latente en chacun d’eux sous deux formes élémentaires qui sont l’activité des uns et la passivité des autres. L’activité est conforme à la nature de tous les organismes vivants. La passivité est l’attribut des forces inorganiques.

Tant qu’un individu conserve son activité propre sans la subordonner, l’adjoindre ou l’assimiler à celle d’un autre, l’autorité n’est pas à craindre. Mais il suffit que quelques natures passives se laissent attirer et absorber par une activité plus forte qui se les assimile et s’en augmente pour que l’équilibre des forces soit rompu et que le phénomène d’agrégation d’où naît l’autorité se produise.

Alors la tendance grégaire du troupeau se révèle. Le mouvement d’agglutination morale se dessine, s’accentue ; toutes les volontés se précipitent, s’agglomèrent et s’immobilisent autour d’un centre attractif, homme ou doctrine. C’en est fait du mouvement de la lutte et de la liberté.

Ce phénomène est virtuellement en puissance dans tous les groupements humains et peut se produire à tous les degrés. Partout où les hommes sont nombreux, se manifeste une tendance vers une formation autoritaire plus ou moins ostensible ou occulte, qu’il est nécessaire de combattre. Car c’est surtout sous la forme collective que l’Autorité peut atteindre, avec son maximum de puissance, son maximum de malfaisance.

L’autorité collective, la seule qui soit vraiment nocive, par l’énormité de sa force et l’abus qu’en peuvent faire les personnalités qui la détiennent, ne peut être évitée qu’en s’abstenant de la former, de la créer, soit par le commandement, soit par l’obéissance.

Le commandement est une tendance expansive de la liberté individuelle qui cherche à étendre son rayon d’action sur les autres libertés, dont le devoir naturel est de s’y soustraire. Il est par lui-même incapable de constituer l’autorité sans la complicité de l’obéissance. Si au lieu de refuser au commandement comme ils le doivent, les individus se soumettent, l’Autorité est créée. S’ils résistent et luttent, chaque liberté contenue dans ses justes limites équilibre ses activités et évolue dans l’harmonie sans se muer en autorité.

L’obéissance est à la base de l’autorité. Elle en est aussi la substance et la force. Sans l’appoint des activités individuelles qui s’y soumettent et la constituent, l’Autorité ne serait rien. Sans suiveurs, pas de meneurs ; sans esclaves, pas de maîtres ; sans soldats, pas de chefs ; sans croyants, pas de religions. C’est donc en dernière analyse l’obéissance qui crée l’Autorité par l’adhésion plus ou moins volontaire des libertés individuelles qui abdiquent lâchement devant le commandement ou la persuasion.

L’obéissance est la négation de soi-même et de sa propre liberté. Puis, par voie de conséquence, elle devient une menace pour la liberté des autres. La force amalgamée des obéisseurs, des suiveurs, abandonnée par eux n’est pas perdue. Elle fait masse, constituant ces monstrueux et inconscients organismes d’autorité qui, sous le commandement d’hommes pervers, écrasent tout à la fois les soumis et les révoltés. L’homme vraiment libre n’obéit pas et dédaigne de commander. Il mépriserait ceux qui lui obéiraient.

Il n’est qu’un cas où l’autorité puisse être bonne et nécessaire et la liberté dangereuse. C’est dans l’éducation des enfants. La liberté des enfants doit, dans l’intérêt de leur devenir, être éduquée et guidée par l’autorité de leurs tuteurs. Cette autorité s’exerce d’ailleurs pacifiquement, biologiquement et affectueusement. Elle n’a pas besoin, faut-il le dire ? de gendarmes, de canons et n’a rien à voir avec celle qui, patriotiquement, lors de guerres, fait massacrer des millions d’hommes pour leur apprendre à vivre.

S. L.