L'Action directe

Emile Pouget Hommes du Jour[1]

L’Action Directe est la symbolisation du Syndicalisme agissant. Cette formule, représentative de la bataille livrée à l’Exploitation et à l’Oppression proclame, avec une netteté qu’elle porte en soi, le sens et l’orientation de l’effort de la classe ouvrière dans l’assaut qu’elle livre sans répit au Capitalisme.

L’action Directe est une notion d’une telle clarté, d’une si évidente limpidité, qu’elle se définit et s’explique par son propre énoncé. Elle signifie que la classe ouvrière, en réaction constante contre le milieu actuel, n’attend rien des hommes, des puissances ou des forces supérieures à elle, mais qu’elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi ses moyens d’action. Elle signifie que contre la société actuelle qui ne connaît que le citoyen se dresse [non l’homme ?] mais le producteur. Celui-ci ayant reconnu qu’un ensemble social est modelé sur son système de production, entend s’attaquer directement au mode de production capitaliste pour le transformer, en éliminer le patron et conquérir ainsi sa souveraineté à l’atelier – condition essentielle pour jouir de la liberté réelle.

L’Action Directe implique donc que la Classe ouvrière se réclame des notions de liberté et d’autonomie, au lieu de plier sous le principe d’autorité, pivot du monde moderne, – dont le démocratisme est l’expression dernière – et grâce auquel l’être humain, enchaîné par mille liens, tant moraux que matériels, est châtré de toute possibilité de volonté et d’initiative.

De cette négation du démocratisme ; mensonger, hypocrite et forme ultime de la cristallisation de l’autorité, découle, toute la méthode syndicaliste. L’Action Directe apparaît ainsi comme n’étant rien d’autre que la matérialisation du principe de liberté, sa réalisation dans les masses, non plus en formules abstraites, vagues et nébuleuses, mais en notions claires et pratiques, génératrices de la combativité qu’exigent les nécessités de l’heure : c’est la ruine de l’esprit de soumission et de résignation, qui aveulit les individus, fait d’eux des esclaves volontaires, – et c’est la floraison de l’esprit de révolte, élément fécondant des sociétés humaines.

Cette rupture fondamentale et complète, entre la société capitaliste et le monde ouvrier que synthétise l’Action Directe, l’Association Internationale des Travailleurs l’avait exprimée dans sa devise : « L’Émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » et elle avait contribué à faire de cette rupture une réalité, en attachant une importance primordiale aux groupements économiques. Mais, confuse encore était la prépondérance qu’elle leur attribuait. Cependant, elle avait pressenti que l’œuvre de transformation sociale doit se commencer par la base et que les modifications politiques ne sont qu’une conséquence des changements apportés au régime de la production. C’est pourquoi elle exaltait l’action des groupements corporatifs, et, naturellement, elle légitimait le procédé de manifestation de leur vitalité et de leur influence, adéquat à leur organisme, – et qui n’est autre que l’Action Directe.

L’action directe est, en effet, fonction normale des Syndicats, caractère essentiel de leur constitution ; il serait d’une absurdité criante que de tels groupements se bornassent à agglutiner les salariés pour les mieux adapter au sort auquel les a condamnés la société bourgeoise, – à produire pour autrui. Il est bien évident que, dans les Syndicats s’agglomèrent, pour leur self-défense, pour lutter personnellement et directement, des individus qu’attire en ce groupement l’identité des intérêts. Ils y vont d’instinct. Puis, là, en ce foyer de vie, se fait un travail de fermentation, d’élaboration, d’éducation : le Syndicat élève à la conscience les travailleurs encore aveuglés par les préjugés que leur inculque la classe dirigeante, il fait éclater à leurs yeux l’impérieuse nécessité de la lutte, de la révolte et il les prépare aux batailles sociales par la cohésion des efforts communs. D’un tel enseignement, il se dégage que chacun doit agir, sans s’en rapporter jamais sur autrui du soin de besogner pour soi. Et c’est en cette gymnastique d’imprégnation de l’individu en sa valeur propre que réside la puissance fécondante de l’action directe. Elle bande le ressort humain, elle trempe les caractères, elle affine les énergies. Elle apprend à avoir confiance en soi ! À être maître de soi ! À agir soi-même !

Or, si on lui compare les méthodes en usage et dans les groupements et formations démocratiques, on constate qu’elles n’ont rien de commun avec cette constante prédication à davantage de conscience et cette adaptation à l’action qui est l’atmosphère des groupements économiques. Et il n’y a pas à supposer que les méthodes en vigueur dans ceux-ci puissent se transvaser dans ceux-là. Ailleurs que sur le terrain économique l’Action Directe est une formule vide de sens, car elle est contradictoire avec le fonctionnement des agrégats économiques, dont le mécanisme obligé est le système représentatif qui implique, à la base, l’inaction des individus. Il s’agit d’avoir confiance aux représentants ! De s’en rapporter à eux ! De les laisser agir !

Le caractère d’action autonome et personnelle de la classe ouvrière, que synthétise l’Action Directe, est précisé et accentué par sa manifestation sur le plan économique, où toutes les équivoques s’effritent, où il ne peut y avoir de malentendus, où tout effort est utile. Sur ce plan, se dissocient les combinaisons artificielles du démocratisme qui amalgament des individus dont les intérêts sociaux sont antagoniques. Ici, l’ennemi est visible. L’Exploiteur, l’Oppresseur ne peuvent espérer se dérober sous des masques trompeurs, ou illusionner en s’affublant d’oripeaux idéologiques : ennemis de classe ils sont, – et tels ils apparaissent franchement, brutalement ! Ici, la lutte s’engage face à face et tous les coups portent. Tout effort aboutit à un résultat tangible, perceptible : il se traduit immédiatement par une diminution de l’autorité patronale, par le relâchement des entraves qui enserrent l’ouvrier à l’atelier, par un mieux-être relatif. Et c’est pourquoi, logiquement, s’évoque l’impérieuse nécessité de l’entente entre frères de classe, pour aller côte à côte à la bataille, faisant ensemble front contre l’ennemi commun.

Aussi, est-il naturel que dès qu’il se constitue un groupement corporatif on puisse inférer de sa naissance que, consciemment ou inconsciemment, les travailleurs qui s’y agglomèrent se préparent à faire eux-mêmes leurs affaires ; qu’ils ont la volonté de se dresser contre leurs maîtres et n’escomptent de résultats que de leurs propres forces ; qu’ils entendent agir directement, sans intermédiaires, sans se reposer sur autrui du soin de mener à bien les besognes nécessaires.

L’Action Directe, c’est donc purement l’action syndicale, indemne de tout alliage, franche de toute les impuretés, sans aucun des tampons qui amortissent les chocs entre les belligérants, sans aucune des déviations qui altèrent le sens et la portée de la lutte : c’est l’action syndicale, sans compromissions avec le patron que rêvent les thuriféraires de la « paix sociale » ; c’est l’action syndicale, sans accointances gouvernementales, – sans intrusion dans le débat de « personnes interposées ».

L’Action Directe, c’est la libération des foules humaines, jusqu’ici façonnées à l’acceptation des croyances imposées, – c’est leur montée vers l’examen, vers la conscience. C’est l’appel à tous pour participer à l’œuvre commune : chacun est invité à ne plus être un zéro humain, à ne plus attendre d’en haut ou de l’extérieur son salut ; chacun est incité à mettre la main à la pâte, à ne plus subir passivement les fatalités sociales. L’Action Directe clôt le cycle des miracles, — miracles au ciel, miracles de l’État, – et en opposition aux espoirs en les « providences », de quelque espèce que ce soit, elle proclame la mise en pratique de la maxime : le salut est en nous !

En opposition à la veulerie démocratique, qui se satisfait de moutonniers et de suiveurs, elle secoue la torpeur des individus et les élève à la conscience. Elle n’enrégimente pas et n’immatricule pas les travailleurs. Au contraire ! Elle éveille en eux le sens de leur valeur et de leur force, et les groupements qu’ils constituent en s’inspirant d’elle sont des agglomérats vivants et vibrants où, sous le poids de sa simple pesanteur, de son immobilité inconsciente, le nombre ne fait pas la loi à la valeur. Les hommes d’initiative n’y sont pas étouffés et les minorités qui sont – et ont toujours été – l’élément de progrès peuvent s’y épanouir sans entraves et, par leur effort de propagande, y accomplir l’œuvre de coordination qui précède l’action.

L’Action Directe a, par conséquent, une valeur éducative sans pareille : elle apprend à réfléchir, à décider, à agir. Elle se caractérise par la culture de l’autonomie, l’exaltation de l’individualité, l’impulsion d’initiative dont elle est le ferment. Et cette surabondance de vitalité, d’expansion du « moi », n’est en rien contradictoire avec la solidarité économique qui lie les travailleurs entre eux, car loin d’être oppositionnelle à leurs intérêts communs, elle les concilie et les renforce : l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité, qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente.

L’Action Directe dégage donc l’être humain de la gangue de passivité et de non-vouloir, en laquelle tend à le confiner et l’immobiliser le démocratisme. Elle lui enseigne à vouloir, au lieu de se borner à obéir ; à faire acte de souveraineté, au lieu d’en déléguer sa parcelle. De ce fait, elle change l’axe de l’orientation sociale, en sorte que, les énergies humaines, au lieu de s’épuiser en une inactivité pernicieuse et déprimante, trouvent dans une expansion légitime l’aliment nécessaire à leur continuel développement.

E. Pouget