Jules Durand, charbonnier au Havre

Plaque Durand (2)

(Bâtiment où vécut Jules Durand, 51, Quai de Saône au Havre.)

L’affaire Durand (Article du Monde libertaire écrit par deux membres du groupe libertaire Jules Durand)

Voici cent ans que Jules Durand a été condamné à mort par la cour d’assises de Rouen, le 25 novembre 1910. Qualifiée d’affaire Dreyfus du pauvre par la CGT ou d’affaire Dreyfus ouvrière par les socialistes, cette condamnation reste le symbole de la répression ouvrière orchestrée par le patronat. Le contexte social de ce début de XXe siècle est extrêmement tendu en France, en général, et au Havre en particulier.

 Plaque Durand (1)

La grève des charbonniers

Plaque Jules Durand

(Plaque d’origine)

On a peine, aujourd’hui que le charbon a presque disparu des quais du Havre, à comprendre la tragédie qui s’est produite dans le deuxième semestre de l’année 1910. Les charbonniers formaient deux catégories :
1) les charbonniers de « quai » travaillant au déchargement des navires, occupés simplement lorsqu’il y avait des bateaux à décharger, et qui faisaient en moyenne trois jours la semaine pour un salaire, à l’époque, de 9 francs – soit, dans le meilleur des cas, 27 francs par semaine, quand il y avait du travail. L’installation de bennes (crapauds) se chargeant automatiquement était encore venue réduire leur travail, les acculant à un chômage accru. On comprend que dans des conditions de travail aussi précaires, la majorité des ouvriers charbonniers étaient des déclassés vivant au petit bonheur, couchant dans des wagons, se nourrissant à un fourneau économique installé sur les quais. L’alcoolisme faisait des ravages et les rixes étaient fréquentes, aussi un poste de police était établi sous la tente où fonctionnait le fourneau économique.
2) L’autre partie des charbonniers était dit de « chantier ». Le travail consistait à mettre le charbon en sac, à fabriquer des briquettes et à les livrer en ville. Leur salaire journalier était de 5,50 francs et ils travaillaient toute la semaine.
Dans ce milieu difficilement organisable existe un petit syndicat d’une dizaine de membres sans pratique réelle, et dont le secrétaire est surtout connu pour son abstinence dans ce monde où l’intempérance est presque un mode de vie.
Ce qui va conduire les ouvriers charbonniers à s’organiser plus solidairement, c’est tout à la fois l’exemple des autres corporations et l’intrusion du machinisme dans leur travail. En 1910, la compagnie met en service un appareil élévateur qui remplace pratiquement 150 ouvriers dans un chargement. Le secrétaire de l’union locale de l’époque, Geeroms, qui les conseillait dans leur effort de réorganisation, eut grands peines à les convaincre de ne pas poursuivre la suppression de cette machine qui aurait fait d’eux les ennemis de tout progrès susceptible d’améliorer leurs conditions de travail. Ils y consentirent à condition d’être intéressés aux bénéfices, en recevant une augmentation de salaire d’un franc par jour. Les revendications furent établies ainsi :10 francs par jour pour les déchargeurs ; 6 francs pour les ouvriers de chantier ; la suppression du fourneau économique ; l’installation d’une salle de douches chaudes pour se nettoyer.
Ce fut sur ces décisions que le secrétaire du syndicat commença les démarches auprès des négociants pour faire admettre le bien-fondé de ces revendications.
Les entreprises, via la presse – qui n’avait pas grand-chose à leur refuser –, opposèrent une farouche résistance aux demandes ouvrières et entreprirent une furieuse campagne de dénigrement mettant entre autres en avant le salaire journalier des charbonniers et faisant l’impasse sur le chômage de la corporation.
Voilà les conditions difficiles dans lesquelles débuta cette grève. On doit, pour comprendre la détermination des charbonniers, garder présent à l’esprit que leur action s’inscrit dans la suite de mouvements dans d’autres secteurs industriels, mouvements souvent couronnés de succès malgré la féroce répression des gouvernements Clemenceau et Briand ; après le bâtiment, ce fut la métallurgie et plus particulièrement l’usine Westinghouse. Au moment même où débute leur mouvement (par une réduction des cadences pour assurer le maximum d’embauche), les dockers au commerce, après onze mois d’action, vont conclure, le 1er août 1910, une convention collective qui est une victoire.
Pour le patronat local, appuyé par la chambre de commerce, il est temps de briser cet élan. Sous un motif futile, les frères Boyer, trésoriers du syndicat, sont licenciés. Aussitôt c’est l’arrêt du travail par les ouvriers charbonniers. Curieusement, des navires détournés vers les ports anglais dès le début du mouvement sont ramenés au Havre. Tous les appareillages que la chambre de commerce peut récupérer sont loués parfois à prix d’or. Une ancienne coopérative ouvrière de déchargement du charbon, devenue depuis capitaliste, qui jusque-là se refusait à louer son matériel, accepte de le faire, consentant ainsi à jouer un rôle de trahison ouvrière. En triplant la paie, les négociants arrivent à recruter une dizaine de « jaunes ».
Malgré cela les charbonniers tiennent bon. La solidarité s’organise autour d’eux. Rien ne pouvait laisser prévoir la tragédie qui allait survenir.

La machination
Le 9 septembre 1910, une rixe entre ivrognes se déroule quai d’Orléans, l’actuel quai George V, près du bassin du commerce. Dongé, un jaune 1, se prend de querelle avec des charbonniers qui refusent de prendre un verre avec lui et l’accusent d’être un traître. Il les menace de son revolver mais est rapidement désarmé puis roué de coups. La police intervient et interpelle trois des protagonistes de cette bagarre mais ne peut les interroger tellement ils sont saouls. L’infortuné Dongé est conduit à l’hôpital, le soir, et décède le lendemain de ses blessures.
Les bagarres sont courantes dans le milieu des charbonniers car l’alcoolisme lié au chômage est un véritable fléau, mais curieusement cette fois-ci la presse locale et nationale s’empare de cette regrettable affaire d’homicide pour travailler l’opinion publique. Nous n’avons plus affaire à une presse d’information mais d’opinion, où le thème de l’assassinat syndical va être entonné à l’envi alors que la grève des travailleurs charbonniers a commencé le 18 août et ne faiblit pas.
Le 10 septembre, monsieur Ducrot, agent général de la Compagnie générale transatlantique, convoque une délégation de grévistes et fait valoir la responsabilité morale du syndicat dans la mort de Dongé. Il intervient en prétendant que la population est remontée contre le syndicat et qu’il faut à tout prix reprendre le travail afin de désamorcer la colère de l’opinion publique…
Les syndicalistes, parmi lesquels les anarchistes Durand et Brière, rétorquent qu’une rixe entre ivrognes n’implique nullement la responsabilité du syndicat d’autant que les ivrognes dont il est question ne sont même pas adhérents au syndicat.
Le soir même, Ducrot porte plainte au parquet du Havre contre le bureau syndical des charbonniers : Durand et les frères Boyer. Au petit matin, les dirigeants du syndicat sont arrêtés. La justice va très vite.
Ducrot est aidé dans son œuvre de déstabilisation du syndicat des charbonniers par l’ingénieur Delarue qui trouve des témoins à charge contre Durand, pour le moins complaisants. Ces témoins appartiennent tous à la même bordée, la bordée Fouques, et travaillent pour la Compagnie générale transatlantique.
Leurs témoignages, sujets à caution, pèseront pourtant lourd dans la condamnation à mort de Durand. Ce dernier est accusé d’avoir fait voter la mort de Dongé en assemblée générale d’ouvriers charbonniers, ce qui lui vaut d’être juridiquement accusé d’homicide volontaire avec préméditation et guet-apens.
La préméditation repose sur un vote qui aurait eu lieu à la Bourse du travail devant 500 personnes ! Outre le fait que les témoins se contredisent au niveau des dates de réunion…, le chef d’accusation ne tient pas une seconde d’autant que les réunions d’ouvriers sont truffées d’indicateurs de police et que personne n’a entendu les propos incriminés.
Quant au guet-apens, il relève de la volonté de corroborer l’accusation. Les ivrognes auraient suivi Dongé et lui auraient tendu un piège… Ils auraient été le bras armé du bureau syndical.
Personne n’évoque parmi les jurés de Rouen la possibilité d’un homicide involontaire où des bagarreurs auraient voulu infliger une bonne correction à un jaune… sans avoir la volonté préconçue de tuer Dongé. Sans parler du hasard de la rencontre de ces habitués de bistrots.
Aux assises de Rouen, les témoins à charge sont achetés par la Compagnie générale transatlantique. Ils ont reçu de l’argent, ont été nippés de pied en cap et logés à l’hôtel. Théâtre, foire, restaurant, jouets pour les enfants, l’ingénieur Delarue fait les choses en grand et tient selon ses propres termes à récompenser les témoins pour leur fidélité à l’entreprise… Cela ne choque nullement les juges chargés d’instruire l’affaire.
On bâcle l’enquête ; les jurés, des bourgeois aux petits pieds, veulent se payer un syndicaliste. Pas question qu’un responsable syndical soit acquitté par les temps qui courent. Même les fonctionnaires veulent se syndiquer maintenant, la société ne coure-t-elle pas à sa perte ? L’anarchisme revendiqué de Durand fait peur. L’Union des syndicats du Havre, avec aussi à sa tête des militants anarchistes, ne représente-t- elle pas non plus un immense danger pour l’ordre établi ? Des anarchistes à la tête de syndicats de masse !
La justice de classe nous montre alors l’équité dont elle se prévaut. Le juge d’instruction choisit les témoins à décharge et si la défense propose d’autres témoins, qu’elle le fasse à ses frais ! C’est dire si les charbonniers qui ont fait grève trois semaines et gagnent misérablement leur vie quand ils triment, ne peuvent se payer le luxe de ne pas travailler une journée et de se payer le train Le Havre-Rouen, sans compter l’hébergement au cas où.
Brière, qui présidait toutes les réunions corporatives des charbonniers, plaide pour Durand et indique qu’il devrait se trouver aux côtés de Durand en prison, lui aussi, pour les mêmes motifs d’accusation… Mais la cour d’assises donne son verdict à la hâte et Durand est condamné à avoir la tête tranchée sur une des places publiques de Rouen. Mathien prend douze ans de travaux forcés et Couillandre et Lefrançois en prennent huit.
C’est la consternation dans les rangs ouvriers, pour la famille de Jules Durand et son défenseur, Maître Coty. Durand, à l’annonce du verdict, fait un malaise et est pris de convulsions. Il se réveille le lendemain avec une camisole de force.
Le régime du condamné à mort lui est appliqué : chaînes aux pieds, pantalon mexicain, cagoule sur la tête pour éviter qu’il soit reconnu lors des sorties en prison… Les humiliations… Sa cellule est éclairée de jour comme de nuit, le sommeil lui manque, la lumière lui brûle les yeux. Il est persuadé de mourir et que sa cause est perdue. Il clame son innocence et en quelques jours sa raison vacille ; commencent alors des crises mystiques.
Quand le rejet de sa demande de pourvoi en cassation arrive, le 22 décembre 1910, il désespère et sous le choc, tombe irrémédiablement dans la folie…
Que dire de l’aberration de la sentence prononcée à Rouen ?
Durand, qui n’a pas participé à la rixe avec Dongé, est condamné à mort alors que trois personnes ayant pris part à l’altercation qui a entraîné la mort de ce dernier écopent d’une peine de huit à douze ans de travaux forcés…

La mobilisation pour Durand
Au Havre, une grève générale est déclenchée et englobe 10 000 grévistes : 4 000 dockers, 3 000 travailleurs du bâtiment, les mouleurs… Plusieurs meetings sont organisés mais les manifestations à la sortie de la Bourse du travail sont interdites : la police et l’armée sont consignées. Le 129e a même reçu des cartouches.
Geeroms, Hanriot et Genet se dépensent sans compter. Sébastien Faure anime un meeting pour la révision du procès. Les anarchistes, les socialistes, la LDH, les loges maçonniques interviennent à leur niveau.
Paul Meunier, député de l’Aube, un radical-socialiste, fait un travail remarquable pour la libération de Durand et ce, sans arrière-pensées pour un politicien, ce qui est assez rare pour être souligné.
Des cartes postales à l’effigie de Durand sont à envoyer massivement au président de la République pour obtenir la remise en liberté du syndicaliste injustement condamné.
Des fonds sont collectés, il faut subvenir aux besoins de la famille de Durand car le père est renvoyé de son travail pour avoir refusé de charger son fils… et les voyages Le Havre-Rouen coûtent cher.
Au niveau national, la CGT organise 1 500 meetings et appelle à la loi du talion au cas où Durand serait exécuté. En Angleterre, en Allemagne, en Belgique, etc., la solidarité internationale se fait au travers de manifestations, marches, courriers…
Cette mobilisation massive paie puisque le 31 décembre 1910, après intervention du président de la République, la peine capitale est commuée en sept ans de réclusion criminelle.
Mais sept ans de réclusion pour un innocent, c’est trop ! La mobilisation continue et Jules Durand est finalement libéré le 11 février 1911. Cette libération est de courte durée car le 5 avril suivant, sa famille est obligée de le faire interner à l’asile des Quatre-Mares à Rouen où il décédera le 26 février 1926.

L’affaire Durand en 2010
Il convient de préciser que Jules Durand est reconnu innocent le 18 juin 1918. Le jugement de l’époque reconnaît qu’il y a eu subornation de témoins. Les faux témoins charbonniers, les dirigeants de la Compagnie générale transatlantique auraient dû être condamnés aux peines prévues à cet effet par la loi : jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Que nenni !
Alors, aujourd’hui, plus question bien entendu de demander réparation aux menteurs et aux assassins de fait de Durand car ces derniers sont morts.
Il serait cependant bon que la justice se souvienne de son forfait et qu’elle fasse amende honorable en attribuant le nom de Jules Durand à l’une des salles de l’actuel palais de justice qui a vu passer Durand. Mais il semblerait que si certains magistrats y soient favorables, leur hiérarchie fasse la sourde oreille.
Pour Jules Durand et tous les martyrs de la cause ouvrière, nous nous ferons un devoir d’agir et de nous faire entendre.

Jean-Pierre et Patrice

1. Des syndicats jaunes sont créés en 1901 pour contrer l’influence des syndicats rouges de la CGT. « Les jaunes » ont pour emblème le genêt. L’âge d’or du syndicalisme jaune se situe lors de l’année 1904 avec Biétry à la tête des « jaunes ». Ce type de syndicalisme est caractérisé par son côté antisémite. Il voit la main du Juif partout. Il préconise la collaboration de classes et se déclare antigréviculteurs. « Les jaunes » sont donc considérés par les « rouges » comme le cheval de Troie du patronat dans les rangs ouvriers. Ce syndicalisme périclitera très rapidement car Biétry va devenir député du Finistère et il terminera patron d’une plantation en Cochinchine où il sera assassiné par l’un de ses employés, tellement il était odieux et cruel. Une union de syndicats jaunes est créée en 1903 au Havre. Dongé appartient au syndicat jaune portuaire de Vannequé en 1910.