Jules Durand

L’Affaire Durand dans la presse anarchiste

affiche

15 février 1911… Un crime de la bourgeoisie : L’affaire Durand.

 

Article 23 de la loi du 12 décembre 1893 dite de « répression des menées anarchistes»

 

« Seront punis comme complice d’une action qualifiée crime ou délit, ceux qui, par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou des réunions publiques, soit par des écrits, des imprimés vendus ou distribués, etc, auront directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d’effet. Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n’aura été suivie que d’une tentative du crime prévue par l’article 2 du code pénal.»

 

Les libertaires havrais, en tant que tels, n’apparaissent qu’épisodiquement dans le combat pour sauver Durand de son inique condamnation. Il faut préciser que sur les deux groupes locaux recensés à l’époque, l’un avait Adrien Briollet , pour secrétaire, par ailleurs responsable de l’Union Locale des syndicats à certains moments. L ‘ensemble des militants anarchistes étant engagés dans le mouvement syndical le choix fut plutôt de privilégier ce dernier. C’est dans le libertaire que l’on trouve une trace de l’engagement des compagnons.

 

 

L’affaire Durand dans le libertaire

 

La lecture de la presse militante permet de replacer «l’affaire» dans son contexte à l’époque. On se rend compte que ce n’est pas un incident isolé mais un épisode de la lutte de la bourgeoisie contre le syndicalisme qui a été initiée quelques années plutôt par Clemenceau avec les fusillades de Draveil-Vigneux.

 

Une campagne de presse animée par Le Petit Journal, Le Matin et Le Petit Parisien attaquait les syndicalistes au nom de la « liberté du travail », laquelle est pour les patrons celle de plumer la volaille ouvrière. Dans cette affaire se distinguait le sieur Bunot-Varilla, l’homme du scandale de Panama. Toute cette presse aux ordres hurlait contre le syndicalisme n’hésitant pas à attaquer publiquement les jurys qui acquittaient des militants ouvriers. La fédération du bâtiment publiait une affiche pour signaler les 60 années de prison distribuées à ses militants durant l’année 1910… Le compagnon Gorion, militant connu du syndicalisme et du mouvement libertaire, subissait une condamnation à 18 mois de prison « agrémentée » de 5 années d’interdiction de séjour.

 

Dans le libertaire du 18 décembre 1910, alors que la  mobilisation ouvrière bat son plein, Pierre Dumas revient sur le climat créé :

« …Avez-vous constaté le silence presque unanime fait autour des arrestations des militants des chemins de fer, de journalistes comme Almeyreda, Merle et Dulac, détenus en prison pendant plus d’un mois sans qu’il leur soit seulement dit  en vertu de quoi  ils sont détenus ? Si oui, vous avez pu juger du degré d’indépendance vis à vis du pouvoir de la magistrature et de la presse. »

« Ces diverses constatations et ensembles de faits nous aident à comprendre la condamnation de Durand, hier militant obscur, devenu aujourd’hui un symbole, le symbole d’une classe meurtrie en hors la loi. »

« Cette sentence, qui a surpris beaucoup de nos amis, est naturelle, logique, car elle est l’apogée de tout  un système dont nous n’avions vu que des applications incomplètes. »

« Il fallait en arriver là ; et il me plaît d’y voir autre chose qu’une surprise pour le gouvernement et la bourgeoisie. Cette condamnation était, à mon avis, longuement préméditée par Briand qui a fait marcher la presse sur un mot d’ordre identique. Toute la campagne menée depuis quelque temps dans la France entière, tend à transposer les responsabilités les plus graves sur ceux que l’on appelle les meneurs et, dans l’affaire du Havre, cette tactique a été suivie dès le premier jour ; tous les journaux ont donné, d’une même voix : frappons à la tête et frappons le plus fortement possible. »

« Cette condamnation fut voulue aussi par le haut patronat. N’oublions pas que l’affaire fut conduite par un représentant officiel de la Compagnie Transatlantique. C’est lui qui a inspiré le juge d’instruction, rédigé le réquisitoire de l’Avocat Général ; c’est lui dans tous les cas qui a recherché, sollicité les témoignages abracadabrants qui ont amené l’ignominieux verdict : témoignages sans doute rétribués »¹

« La bourgeoisie ne veut plus rester passive, il lui tarde de se manifester, de porter des coups, d’essayer sa force, sa puissance : oui, mais sur qui taper ? Sur les ouvriers sans doute, mais encore : taper dans le tas ? Sur ceux que ces aristocrates de la finance considèrent comme des ilôtes ? Non pas certes, mais sur les meneurs, sans lesquels, disent-ils, la masse des travailleurs serait incapable d’agir sainement, avec esprit de suite et de se révolter. »

 

Dès l’annonce du verdict, le libertaire va être dans l’action pour les quatre condamnés de Rouen et le numéro du 4 décembre 1910, sous le titre : « L’ignoble verdict » appel à la mobilisation. Le numéro du 18 décembre, signé par Dautuille compare l’affaire Durand à celle du capitaine Dreyfus en soulignant le peu d’ardeur de ceux qui, dix ans plutôt, appelaient la classe ouvrière à agir contre l’iniquité dont était victime Dreyfus.

« Les anarchistes, les révolutionnaires, après avoir, par leur action, arraché du bagne un militariste ; les gueux qui ont sauvé un millionnaire parce qu’en lui ils voyaient un innocent n’en auront que plus de courage dans cette nouvelle affaire devant la neutralité, l’oubli, l’ingratitude des gens pour lesquels ils déployèrent le drapeau rouge dans la rue…» Dans les semaines qui suivirent, l’indignation s’amplifiant, la ligue des Droits de l’Homme et les Loges locales s’engagèrent dans la campagne et pour les compagnons la conscience qu’ils ne devaient pas relâcher la pression pour éviter que la condamnation ne devienne une commutation de peine expédiant  Durand au bagne.

 

L’embarras du gouvernement

 

Devant la montée de la protestation populaire, le gouvernement cherche rapidement à sortir de la situation où l’a mise la décision du jury rouennais. La cours de Cassation confirme le jugement faisant  ainsi monter la pression… Mais il est vrai que cette instance ne juge pas mais s’assure que les règles ont été respectées.

A partir de février 1911, la question n’est plus, au fur et à mesure des révélations sur  la manipulation des témoins qui s’étale au grand jour, d’une simple révision mais bien d’une réhabilitation !

 

Non seulement les camarades du secrétaire des charbonniers du Havre, affirment n’avoir jamais entendu ce dernier proférer des paroles de menaces contre Dongé, mais les autres malheureux inconscients, que l’appât d’un peu d’argent avait rendu traîtres à leur classe, avouent avoir fait de fausses dépositions.

Le commissaire de police du Havre, chargé de faire une enquête, et avouant avoir eu toujours des « agents » dans les réunions des grévistes certifie dans un rapport remis au maire du Havre et lu par Paul Meunier à la chambre, n’avoir rien relevé contre Durand.

 

Qu’attendait-on pour libérer cet homme ?

 

« En 1899, alors qu’il s’agissait d’un riche capitaine, le gouvernement n’hésita pas à le libérer en attendant la sanction de la justice, et nos « honorables députés » approuvèrent ; en 1910, c’est un ouvrier qui est en cause ; aussi en use-t-on avec une désinvolture odieuse..»

Le président Fallières ramena la peine de mort à  …sept ans de réclusion. C’était, paraît-il, le plus qu’il pouvait faire… Pourtant, Jules Durand fut libéré le 15 février. On aurait aimé que cela fut sous la pression de la colère populaire mais il n’en était rien. D’après la « Vie Ouvrière » du 20 février, le docteur de la prison aurait déclaré que si on n’agissait pas se serait un fou ou un cadavre que l’on libérerait. La grâce médicale s’imposait à la justice.

 

A.Dautuille, dans le numéro du 4 mars 1911 du libertaire, commentait ainsi : «Le secrétaire des charbonniers du Havre est maintenant en liberté. Après avoir, dans la cellule des condamnés à mort, subi les affres de la guillotine, après s’être vu condamné à la réclusion, Durand n’a quitté la prison que pour s’aliter. La santé de ce militant est tellement ébranlée que son médecin lui a interdit de venir à Paris présider le meeting de protestation organisé au manège Saint-Paul par l’Union des Syndicats. »

 

Le citoyen Genet défend son zinc…

 

En marge, un incident révélateur du chemin qui reste à parcourir. La presse militante, que ce soit syndicale, socialiste ou acrate, donnait dans l’abstinence. Sur le terrain toutefois, la perception était toute différente. Pour la compréhension de ce qui va suivre il faut se rappeler que la Bourse du Travail se situait sur les arrières de la Maison du Peuple, dans la partie donnant sur la rue Jean-Bart. Les socialistes propriétaires de l’ensemble, s’étaient réservé la partie donnant sur le Cours de la République et comprenant une grande salle où se donnaient des représentations théâtrales et des projections de cinéma et servant à l’occasion de salle de réunion pour les syndicats, et une brasserie. Ainsi, le syndicat du bâtiment s’étant réuni en assemblée générale dans la discussion fut évoqué un incident lié à une beuvrie et le secrétaire, Valin déclara que lorsqu’il était « fatigué » pour lui le plus sage était de dormir… Sur cette déclaration, le compagnon Petrovitch, d’origine serbe,  garçon de cabine sur les paquebots de la Transat intervint énergiquement blâmant les déclaration de Valin en disant que l’ivresse devait être combattue dans les milieux ouvriers. Sur ces paroles, Genet, gérant de la brasserie, se jeta sur le compagnon et le frappa, puis, avant que ce dernier ait eu le temps de réagir, se barricada dans sa brasserie. On peut être pour l’émancipation ouvrière et tenir à son affaire… comme le rapporte le compagnon Henri Offroy  dans le libertaire du 24 mars 1911.

 

Charles-Ange Laisant ² donnera la conclusion : « A Rouen, douze jurés abrutis condamnent à mort Durand, secrétaire de syndicat, comme coupable du meurtre d’un malheureux tué dans une rixe d’ivrognes. Or, Durand n’y avait pris aucune part, n’était pas sur les lieux où s’était produite la rixe, et son innocence était l’évidence même. Mais… il était secrétaire d’un syndicat, et les jurés bourgeois, ayant très peur des syndicats, avaient rendu un verdict de classe. Séance tenante, ils prirent peur d’eux-mêmes et signèrent un recours en grâce. La classe ouvrière, du coup, fit mine de se fâcher ; après plusieurs mois, la peine de mort fut commuée en quelques années de réclusion, mais on gardait l’innocent en prison, et il est devenu fou. La colère populaire ne s’apaisant pas, les bêtes féroces durent à regret, lâcher leur proie. On affirme que la révision du procès ne sera qu’une simple formalité, les magistrats de la Cour supême ayant reçu l’ordre de se prononcer dans se sens (en toute indépendance bien entendu). »

 

1. Voir Histoire méconnue et oubliée du syndicalisme havrais

2. Dans «La Barbarie Moderne» page 138