Grève des dockers du Havre

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Le conflit de 1913

             Avant l’expiration de la convention de 1910, c’est à dire au cours du premier semestre 1913, une commission nommée par le Syndicat des Ouvriers du Port, étudia un nouveau projet de convention, afin de remédier aux défectuosités de celle arrivant à expiration. Le 26 juillet 1913, le syndicat adressa une lettre aux entrepreneurs-arrimeurs, leurs employeurs directs, leur demandant de bien vouloir consentir à conserver le statut quo jusqu’à ce qu’un accord intervînt entre les parties.

Le 14 août après plusieurs relances et n’obtenant aucune réponse du patronat, les ouvriers envoyèrent une dernière lettre.

Le 19 août, la chambre syndicale des entrepreneurs informait le syndicat ouvrier qu’elle refusait catégoriquement toute nouvelle entente.

Le 30 octobre, les ouvriers demandèrent que leur soit accordé, en tout temps, deux heures d’arrêt entre les deux demi-journées de travail, pour leur permettre de prendre leur repas chez eux, au lieu d’être obligés de rester dans les restaurants et débits des alentours des quais. A cette demande, les patrons ne firent aucune réponse, et les ouvriers en ayant imposé l’application, les entrepreneurs ne soulevèrent aucune objection. D’après H. Vallin, les choses en restèrent là, superficiellement, mais chacun sentait que l’intransigeance patronale s’opposait au désir très légitime des ouvriers d’obtenir, par une nouvelle convention, gage de paix et de stabilité pour l’avenir, quelques améliorations, notamment l’augmentation des salaires à 7 francs au lieu de 6 francs, des événements graves ne tarderaient pas à se produire.

Le 12 décembre, les ouvriers embauchés à la bordée du matin demandèrent l’application de l’augmentation demandée, et, n’ayant pas reçu de réponse satisfaisante de leurs employeurs, quittèrent le travail.

La grève était déclenchée. Pour assurer la cohésion ouvrière, le bureau syndical appela à la grève générale.

Cette augmentation de salaires était motivée par la cherté de la vie, surtout les loyers dont le prix s’était considérablement élevé au Havre en quelques mois, mais aussi pour remédier aux conséquences désastreuses du chômage et du travail irrégulier, provenant de l’extension du machinisme pour la manutention des marchandises. H. Vallin dénoncera les véritables responsables du conflit : « Ce sont les puissants dirigeants de l’Union des Employeurs de Main-d’œuvre =n au Havre, les Dupont (des docks), les Ducrot (Compagnie Générale Transatlantique), les Majoux (Compagnie Worms) et consorts, qui prennent leurs ordres à l’officine du boulevard Hausseman, où siègent les gros manitous de l’armement et de la manutention…

Les grandes compagnies veulent être maîtresses absolues dans le travail de manutention. Elles veulent pour le seul profit de leur puissance, arriver à tenir serviles et les entrepreneurs intermédiaires et les ouvriers… »

La grève commencée le 12 décembre prit fin le samedi 27.

Sur 2375 journaliers en grève, 746 se sont prononcés, au bulletin secret, en faveur de la reprise du travail ; 335 pour la continuation de la grève, alors que 1294 grévistes n’ont pas pris part au vote. Les ouvriers reprirent le travail sans avoir obtenu satisfaction.

L’attitude patronale.

             Dans tous les manifestes patronaux, il était affirmé que l’ancienne convention n’avait pas été respectée, que le rendement du travail avait considérablement diminué et que les exigences outrées des ouvriers portaient un grave préjudice au Port du Havre, des navires allant effectuer leurs déchargements dans d’autres ports où le travail se faisait dans des conditions plus favorables. (Il est curieux de constater quelques décennies plus tard que les arguments patronaux du début du siècle sont toujours d’actualité en cette fin de siècle…)

Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Voyons voir d’un peu plus près les chiffres de l’époque. Avant 1909, le tarif de déchargement était de 1,25 à 1,60 la tonne pour les marchandises diverses ; en 1913, il était de 2,50. Pour le riz et le rotin, 2,75 au lieu de 1,50 et 1,75. Pour le bois, 2,75 au lieu de 1,25 à 1,50… Pour les cotons et autres produits, l’augmentation des tarifs fut de 33 à 40 % (les salaires eux ne progressent que de 10% sur les vingt dernières années…)

Le point sur lequel s’étendait avec tant de complaisance l’Union des Employeurs était le tort fait au commerce maritime havrais. Mais rien qu’en 1913 le commerce s’était accru, tant en cabotage qu’au long cours, exportation et importation, de 277.000 tonnes.

En 1893, la journée de travail était de neuf heures et demie ; à cette époque M. Prince, gros entrepreneur très écouté localement, déclarait lui-même que le déchargement de 800 à 850 balles de coton par poids et par jour, lui donnait entière satisfaction.

En 1901, la moyenne était de 800 balles.

En 1913, où la journée n’est que de huit heures, le rendement est de 900 à 1000 balles en moyenne (3).

Louis François demanda aux représentants des grandes maisons de l’époque {Maisons Metzer, Brostrom, Poitevin et Manoni (Messageries Maritimes et Cie Havraise péninsulaire), Chardine, Pappas…} si le travail des ouvriers n’était pas fait correctement ! Point de réponse. Il est intéressant de constater aussi qu’à chaque fois que les patrons ont recours à des « jaunes » le travail laisse à désirer, la production diminue (Docks-Entrepôts, M. Dupont…) que ce soit sur le port ou dans d’autres entreprises (Westinghouse…). La formation professionnelle, l’amour du travail bien fait, la conscience professionnelle des ouvriers syndicalistes sans doute… Mais face à la course aux profits et au pouvoir des patrons que représentait ce savoir-faire ouvrier…?

 

François Louis dans « Vérités » de janvier 1914 à la fin de la grève dira : « Les ouvriers ont repris le travail, ils ont bien fait. Si le geste était nécessaire, il n’était pas utile de prolonger la grève et d’obérer par trop la caisse syndicale.

Si les ouvriers sont vaincus ils ne le sont que momentanément ; ils resteront unis dans le syndicat pour poursuivre méthodiquement la réalisation de nouvelles améliorations. Le conflit n’est pas terminé ; de même qu’après le mouvement de 1909, les patrons seront forcés de ne pas rester dans leur mutisme… »

L’histoire lui donnera raison mais bien plus tard quand le syndicat des Dockers sera le fer de lance de l’Union Locale Autonome du Havre. (tome à venir)

 

                        Les enseignements de cette grève.

             En juin 1914, quelques mois après la fin de la grève du port, Louis François analysera le pourquoi de l’échec des grévistes et dénoncera avec vigueur les brimades dont furent victimes certains militants actifs.

Après avoir constaté le manque d’éducation, ou plus exactement l’égoïsme individuel de certains travailleurs, Louis François s’en prend aux jaunes, « ces individus dépourvus de toute dignité morale » qui non seulement remplacent les ouvriers en lutte mais viennent narguer ces derniers sans être le moins du monde inquiétés.

 

Il affirma : « C’est cette indolence, le manque d’action énergique, la négligence d’un pickting en règle infligé chaque jour à ces renégats qui contribuèrent également à l’échec du mouvement ».

Le patronat, victorieux, croyant avoir terrassé l’organisation ouvrière en profitera pour assouvir sa vengeance sur les militants syndicalistes donnant l’ordre aux chefs d’équipe de boycotter les plus influents, défendant de les employer. D’autres ouvrier à la moindre réclamation firent l’objet d’insultes et parfois de coups, ayant pour tout recours le conseil des Prud’hommes pour être réglés du fruit de leur travail. Qu’est-ce-qui incitait les entrepreneurs à persécuter les syndicalistes ? Ces pratiques devenues courantes aboutirent à leur condamnation par Louis François qui mit en garde les tenants de ces agissements.

« Eh bien, messieurs, ne croyez pas que c’est par la crainte, ni l’intimidation, que les ouvriers exécutent les travaux qui vous font encaisser des bénéfices plus grands, ne vous grisez pas en criant bien haut que vous les tenez et que vous les avez domptés. Prenez garde plutôt, on ne parvient pas toujours à contenir la colère de ceux que l’on a cru écraser, on ne réussit pas toujours à désarmer la haine des malheureux qui hurlent de misère, car un beau jour la chaîne se brise et la révolte se lève pour l’affranchissement d’une tutelle opprimante. Les ouvriers du port continuent à accomplir leur travail comme ils le font actuellement, mais n’oubliez pas, messieurs les entrepreneurs, qu’ils n’ont rien perdu de leur objectif, et qu’ils n’ont pas oublié la demande d’augmentation de salaire qui a motivé la grève dernière, et qui leur est absolument nécessaire pour faire face aux difficultés de l’existence devenue plus dure en raison de l’augmentation incessante des objets de première nécessité.

Vous ne pouvez aujourd’hui, sans être taxés de mauvaise foi et qualifiés  de l’épithète de « buveur de sang » refuser d’accorder le salaire de 7 francs si longtemps attendu. »

Les ouvriers effectuaient correctement leur travail, les entrepreneurs réalisaient de juteux bénéfices, il était normal que l’augmentation du salaire journalier des premiers s’imposât…

(1)               Un changement d’attitude s’est produit de 1908 à 1909 car en juillet 1908 les syndicats des ouvriers du port : Marins, Voiliers, Camionneurs et Port n’acceptaient pas les statuts de l’Union des Syndicats du Havre. Ils fondèrent même une Union des Syndicats des Ports de la Manche et demandèrent à la CGT leur affiliation. La Confédération prétextant un double emploi avec l’Union des Syndicats du Havre refusa bien entendu. L’isolement des Syndicats du Port allait durer jusqu’en 1909.

 

(2)               Jules Siegfried était le neveu d’un Roederer fils d’un marchand de coton Alsacien qui avait ouvert n comptoir au Havre.

 

(3)       Plus précisément de 6 millions de tonneaux en 1901 le trafic havrais va passer à 11 millions en 1913, c’est un port  de produits chers beaucoup plus que de pondéreux, comme l montre son premier rang pour la valeur des marchandises.