Fédéralisme = Anarchie

Charlotanarchiste

Publié dans La Torche  de Buenos Aires, no. 277, 9 septembre 1928.

Dans les années passées, au temps de l’Internationale, on a souvent voulu adopter le mot « fédéralisme » comme synonyme d’anarchie ; et la fraction anarchique de la grande Association (que les adversaires, imbus d’un esprit autoritaire, qui tendent à réduire les plus vastes questions d’idées à de petites questions personnelles, appelait  l’« Internationale bakouniniste ») était appelée par les amis indifféremment « Internationale anarchiste » ou Internationale Fédéraliste.

C’était l’époque où « l’unité » était à la mode en Europe ; et pas seulement parmi la bourgeoisie.

Les représentants les plus écoutés de l’idée socialiste autoritaire prêchent la centralisation en tout et tonnent contre l’idée fédéraliste qu’ils qualifient de réactionnaire. Et au sens même de l’Internationale, le Conseil général, composé de Marx, d’Engels et de confrères socialistes démocrates, tenta d’imposer son autorité aux ouvriers de tous les pays, centralisant entre leurs mains la direction suprême de toute la vie de l’Association. , et cherchait à réduire à l’obéissance, ou à écraser, les Fédérations insoumises, qui ne voulaient reconnaître aucune attribution législative et proclamaient que l’Internationale devait être une confédération d’individus, de groupements et de fédérations autonomes, liés entre eux par le pacte de solidarité dans la lutte contre le capitalisme.

A cette époque donc, le mot « fédéralisme », s’il n’était pas absolument source de malentendus, représentait assez bien, ne serait-ce qu’en raison du sens que lui donnait l’opposition des autoritaires, l’idée de libre association entre des individus libres, qui est l’arrière-plan du concept anarchique.

Mais maintenant, les choses ont changé depuis longtemps. Les socialistes autoritaires, jusque-là farouchement unitaires et centralisateurs, poussés par la critique anarchiste, se déclarent volontiers fédéralistes, comme la plupart des républicains commencent à se dire fédéralistes. Et c’est pourquoi il faut ouvrir grand les yeux et ne pas se laisser berner par un mot.

Logiquement, le fédéralisme, poussé à ses dernières conséquences, appliqué non seulement aux divers lieux que les hommes habitent, mais aussi aux diverses fonctions qu’ils remplissent dans la société, portée au commun, à l’association à des fins quelconques, à l’individuel, signifie la même chose qu’anarchie — des unités libres et souveraines qui se fédèrent pour le bien commun.

 

Mais ce n’est pas le sens dans lequel les non-anarchistes comprennent le fédéralisme.

Des républicains proprement dits, c’est-à-dire des républicains bourgeois, il n’est pas question de s’occuper maintenant d’eux, qu’ils soient unitaires ou fédéralistes, veulent préserver la propriété individuelle et la division de la société en classes ; et pour cette raison, quelle que soit l’organisation de votre république, la liberté et l’autonomie seraient toujours un mensonge pour le plus grand nombre : — les pauvres sont toujours dépendants, esclaves des riches. Le fédéralisme bourgeois signifierait simplement plus d’indépendance, plus de discrétion pour les maîtres des différentes régions, mais pas moins de force pour opprimer les ouvriers, puisque les troupes fédérales seraient toujours prêtes à venir arrêter les ouvriers et défendre les maîtres.

 

On parle de fédéralisme sous sa forme politique, quelles que soient les institutions économiques.

Pour les non-anarchistes, le fédéralisme se réduit à une décentralisation administrative régionale et nationale plus ou moins vaste, épargnant toujours l’autorité suprême de la fédération. L’appartenance à la Fédération est obligatoire ; et il est obligatoire d’obéir aux lois fédérales; qui devait régler les affaires « communes » des divers confédérés.

Qui établit ensuite quelles sont les questions qui doivent être laissées à l’autonomie des diverses localités, et lesquelles sont communes à toutes celles qui doivent être soumises aux lois fédérales, c’est encore la Fédération, c’est-à-dire que c’est le gouvernement central lui-même qui décide. Un gouvernement qui prétend limiter sa propre autorité !… Il est déjà entendu qu’il la limitera le moins possible et qu’il aura généralement tendance à dépasser les limites qu’au début — quand il était faible — il a dû s’imposer à lui-même.

Pour le reste, ce plus ou moins d’autorité renvoie aux différents gouvernements communaux, régionaux et centraux dans les relations qu’ils entretiennent entre eux. L’individu, l’homme, reste toujours une matière gouvernable et exploitable à volonté, avec le droit de dire par qui il voudrait être gouverné, mais avec le devoir d’obéir à tout parlement qui sort de l’alambic électoral.

En ce sens, qui est celui dans lequel il existe dans certains pays, dans lequel les plus avancés parmi les républicains et les socialistes démocrates le veulent, le fédéralisme est un gouvernement qui, comme tous les autres, est fondé sur la minimisation de la liberté de l’individu, et tend à devenir de plus en plus oppressive, et ne trouve de limite à ses prétentions autoritaires que dans la résistance des gouvernés. Nous sommes donc des opposants à ce fédéralisme comme à toute autre forme de gouvernement.

D’autre part, nous accepterons la classification des fédéralistes lorsqu’il sera entendu que chaque localité, chaque corporation, chaque association, chaque individu est libre de se fédérer avec qui bon lui semble ou de ne pas se fédérer de quelque manière que ce soit, que chacun est libre de quitter quand bon leur semble la fédération dans laquelle elle est entrée, que la fédération représente une association de forces pour le plus grand bénéfice des associés et qu’elle n’a, dans l’ensemble, rien à imposer aux fédérés isolés, et que chaque groupe comme ainsi que chaque individu ne doit accepter aucune résolution collective plutôt que quand cela lui convient et lui plaît. Mais en ce sens le fédéralisme n’est plus une forme de gouvernement : c’est juste un autre mot pour l’anarchie.

Et cela vaut aussi bien pour les fédérations de la société future que pour les fédérations de camarades anarchistes de propagande et de lutte.

Errico Malatesta