Des dynamiques de solidarité ancrées dans certaines sphères de la culture

Anarchisme 7

Tout au long de la tradition du communisme libertaire, il a été présenté comme quelque chose d’intéressant à observer comment certaines cultures, à l’opposé de celles qui ont été complètement perverties par le capitalisme, disposent de certains espaces où opèrent des logiques d’entraide, ce que David Graeber aurait appelé « le quotidien communiste. » Le fait qu’il existe des dynamiques de solidarité ancrées dans certaines sphères de la culture est la preuve qu’une société basée sur ces liens, et non sur ceux de la concurrence, est quelque chose de possible. Il faut cependant exposer les limites de ce type de faits pour une pensée révolutionnaire.

Il y a une distinction qui sera pertinente pour notre exposé. Les actions peuvent avoir leur fondement, en termes généraux, de deux manières. Soit, mû par ce que l’on peut appeler des « passivités » ou des « déterminants passifs », ou produit d’une volonté active. Les passivités sont des habitudes et des tendances qui se sont enracinées en nous du fait de vivre dans une certaine culture, un certain environnement, une certaine régularité, qui forment des façons habituelles de faire les choses. La tradition et les coutumes que nous perpétuons tout le temps dans la vie quotidienne appartiennent à la sphère des passivités. La particularité de ces choses que nous faisons mues par des passivités, c’est que le fondement et les motivations de la pratique ne sont jamais mis en jeu, et qu’elle est en général alignée sur nos aspirations et nos convictions.

Le mouvement par une volonté active réside, d’autre part, dans une procédure dans laquelle le sujet agissant vérifie si ce qu’il fera est conforme aux buts qu’il poursuit et, en même temps, s’interroge sur le fait que les buts qu’il poursuit sont fondés sur de vrais objectifs. Souvent, lorsque nous décidons de procéder activement dans certaines zones autrefois colonisées par des passivités, nous réalisons que nous procédions mal. En fait, dans une large mesure, le fait que nous, anarchistes, acquérons souvent des modes de vie alternatifs est basé sur une remise en question généralisée et active des us et coutumes avec lesquels la société hiérarchique nous a éduqués en premier lieu. Mais, il peut aussi arriver qu’une habitude, lorsqu’elle est activement analysée, soit légitimée dans sa rationalité, comme quand, depuis tout petit, on nous apprenait à nous brosser les dents tous les jours ou à nous laver les mains après être allé aux toilettes. Il ne s’agit pas que le contenu de la coutume soit erroné, mais dans quelle mesure il est légitimé à la lumière de preuves raisonnables.

Considérons maintenant ce qui suit : que voulons-nous, nous, anarchistes ? Nous, anarchistes, voulons établir un monde où, dans tous les domaines, nous procédons horizontalement et équitablement. Un monde où nous partons tous en permanence de la conviction que nous devons vivre sans opprimer les autres, que nous devons nous entraider et nous soutenir mutuellement pour élever et faire avancer la vie de tous. Aucun véritable anarchiste de Malatesta à Graeber ne serait en désaccord avec une telle déclaration.

Maintenant, considérons les espaces de solidarité qui s’enracinent dans la culture et déterminons leur potentiel à fonder une culture révolutionnaire. L’Uniut, rappelait Kropotkine dans L’Entraide, avait des tendances «communistes» lorsqu’il s’agissait de fournir des moyens de vie à tous. En Espagne, heureusement, ceux qui pensent que la santé ne doit pas être universellement accessible sont marginaux. Au Brésil, personne ne penserait même à facturer le temps passé avec quelqu’un et en Iran, il serait impensable que les Iraniens vous demandent de l’argent pour une recommandation sur le lieu où boire un bon café. Toutes ces dynamiques, où prévaut la logique du don, ne reposent pas véritablement sur une conviction quant à la nocivité des relations commerciales dans tous les domaines de la vie, mais peuvent plutôt reposer sur le néant lui-même, dans la répétition des actions qui génère des coutumes. De nombreuses habitudes caritatives qui découlent en fait du christianisme, bien que le christianisme ait pu être fondé à l’origine sur une véritable conviction éthique, naissent de la peur d’être puni, de perdre la vie éternelle, d’être désapprouvé aux yeux d’autrui. Cela pourrait provoquer une remise en cause du dogme religieux sur lequel la pratique était fondée pour détruire la pratique elle-même. Il se peut aussi que l’évolution naturelle des us et coutumes d’une culture, dans la mesure où elle ne repose pas sur des convictions activement assumées et exécutées, les écarte purement et simplement, pas même en raison de l’intervention d’un agent extérieur autre que lui-même au-delà du fait que le christianisme aurait pu se fonder sur une véritable conviction éthique à son origine, il naît de la peur d’être puni, de perdre la vie éternelle, d’être désapprouvé aux yeux de Dieu, etc.

C’est, dans une large mesure, la raison pour laquelle les traditions et coutumes non marchandes ont assez peu à offrir pour être exploitées en termes politiques. Une communauté ne peut vivre éthiquement que si les individus qui la soutiennent sont éthiques, c’est-à-dire si les individus qui l’habitent la soutiennent en raison d’une conviction permanente dans l’exaltation de l’humanité par l’absence de hiérarchies. Une politique révolutionnaire doit donc s’orienter vers un changement des pratiques, mais aussi et surtout vers la réalisation d’une « révolution morale », comme l’appelait Malatesta, où les individus acquièrent une conviction active de solidarité et d’horizontalité. Pour ce faire, la pratique anarchiste de base doit résider dans la promotion et la culture de l’autonomie des individus, de sorte qu’ils deviennent critiques de ce qui est donné ; qu’ils ne donnent pas leur assentiment aux us et coutumes qui leur ont été donnés et qui ne peuvent être accrédités à la première personne.

Dana Azaryan & Sora Piragibe