Dossier Jules Durand le samedi 16 juin à 16h à Caudebec -en- Caux

flyer 16 juin

Jaurès, Yvetot : deux visions de la démocratie 

Au départ, comme de nombreux observateurs avertis, Jaurès pense que la peine de Durand ne sera pas exécutée mais qu’elle sera commuée en travaux forcés. Dans un article ayant pour titre « La question tragique », il conseille aux militants d’habituer le prolétariat à une «  action réglée » plutôt que de s’engager dans la voie de la violence. Pour autant, il sait la tâche difficile et prend la défense de ceux qui ont des responsabilités syndicales : « Est-ce la faute des militants du syndicat si l’épuisement du travail démesuré, l’ignorance facile de la misère, le désordre inévitable d’existences interrompues par le chômage ou assombries par la tristesse de logements sordides et infects, est-ce leur faute si toutes ces influences dissolvantes et accablantes rendent difficile à un trop grand nombre de prolétaires l’action réglée, organisée et forte et s’ils passent trop souvent de l’inertie à la brutalité. Les syndicats luttent précisément pour élever le prolétariat à un niveau plus noble, pour l’arracher à la vie inférieure que la société bourgeoise, si coupable et si implacable, fait à des millions d’hommes.

Est-ce la faute des militants qui partout combattent l’alcoolisme si la société d’aujourd’hui, par égoïsme  cupide ou criminelle insouciance, le propage et l’aggrave tous les jours ? Ce sont des brutes ivres d’alcool qui ont tué Dongé, et la société mercantile et avide qui par ses fraudeurs de crû et ses tavernes sans nombre multiplie le poison, s’en prend au chef ouvrier qui a présidé une réunion de grévistes. C’est contre lui qu’elle appelle Deibler[1]; c’est lui tout au moins qu’elle va jeter au bagne comme en un tombeau. »

Jaurès se pose alors la question de savoir si la République peut tolérer l’attitude de la bourgeoisie qui sous couvert de « complicités morales » porte la frayeur chez les militants : «  Il s’agit de porter au cœur même du prolétariat organisé la menace et l’épouvante ; ils espèrent que les militants, effrayés de suivre un chemin qui longe un abîme renonceront à la propagande, à l’effort d’organisation si souvent pénible et amer, et que sur un prolétariat décomposé le Capital règnera sans peine. Il s’agit de savoir si c’est là ce que veut désormais la République.

J’ose dire qu’il n’est pas de question plus tragique[2]. »

Quand Jules Durand retrouve la liberté après la terrible épreuve qu’il a enduré, Jaurès indique les causes qui selon lui ont permis la libération du syndicaliste condamné à mort. C’est d’abord  l’action commune du syndicalisme et du socialisme : « Toutes les forces ouvrières ont donné d’un même élan ». Ensuite les ouvriers ont utilisé tous les moyens d’action possibles : presse, meetings, parlement, protestations syndicales. Enfin, ils ont ému l’opinion publique. Il pense de même que « le souvenir de l’affaire Dreyfus n’a pas été sans effet ».

Jaurès s’évertue à démontrer que la démocratie républicaine avec ses défauts vaut toujours mieux pour la liberté qu’un régime de dictature : « Je ne me lasserai point aussi de répéter que dans la réparation accordée à Durand se manifeste la vertu de la liberté républicaine. Tant qu’on n’a pas arraché à une démocratie toute liberté de parole et de discussion, tant que la pensée, à travers les obstacles, peut se faire jour, une garantie subsiste. Quelles que soient les tares de la République bourgeoise, quel que soit le virus communiqué par les privilèges de classe à toutes les institutions, c’est quelque chose pour un peuple, c’est quelque chose pour le prolétariat de penser tout haut. Que fût-il advenu de Durand dans les ténèbres étouffantes du  tsarisme ou sous la pierre tombale du second Empire, dans les années qui suivirent le coup d’État? Comment aurait-on pu discuter sa proie au gouffre muet et obscur dont nul n’eût pu approcher?[3] »

Le penseur socialiste fait référence à l’affaire Dreyfus où la justice officielle « inspirée par les haines sociales » a failli et où de nombreuses personnalités se sont dressées « contre le crime de la raison d’Etat capitaliste ». Pour lui, bien d’autres jugements rendus contre des grévistes sont « d’un arbitraire aussi violent » que celui qui a accablé Durand. La République doit donc adopter une attitude nouvelle si elle ne veut pas se déshonorer : « C’est un esprit vraiment nouveau, qui doit pénétrer les institutions, les lois et les juges[4] ».

 

A contrario, les anarchistes déclarent que le système démocratique est un tout : presse, police, magistrature, gouvernement et patronat agissent de concert pour poursuivre les militants ouvriers sous le moindre prétexte. Georges Yvetot, sous le titre « Les jaunes ont le droit de tuer », résume l’état d’esprit des libertaires de l’époque : «[…] Puis, comme toujours, la presse, la bonne presse, sait cuisiner l’opinion publique avec son papier noirci de mensonges et de calomnies à l’égard des grévistes.

            La presse, cette vile courtisane, au service des gens d’affaires, des gens d’argent, des gens de sac et de corde de la société moderne, prépare à l’avance une campagne de dénigrements, de chantage honteux pour obtenir des poursuites contre les militants ouvriers à la moindre occasion sous le plus fallacieux prétexte. Elle obtient aussi le renforcement de la Police, cette immonde institution.

            Pour de tels services, elle se fait payer et récompenser par le préfet de police, par le gouvernement, par les compagnies et par d’autres associations de malfaiteurs issues d’elles-mêmes sur le fumier de la troisième République des Marlous, des Voleurs et des Mouchards.

            La magistrature, institution bourgeoise ennemie-née de la classe ouvrière, opère vers le même but avec d’aussi sales moyens[5].[…] »

Pour la rédaction des Temps Nouveaux, le journal de Jean Grave, si la justice cède, c’est qu’elle est acculée à lâcher prise sous l’effet de l’opinion. Seul un rapport de force populaire peut changer le cours des événements : « On a fini par mettre Durand en liberté. Mais pour décider la classe bourgeoise à lâcher sa proie, il a fallu – comme il le faut toujours, ne cessons de le répéter – que l’opinion s’émeuve et que soit faite la menace sérieuse d’un mouvement populaire dans la rue.

Les gouvernements – qu’on se le mette bien dans la tête –  ne marchent jamais que par la crainte du fouet[6] ». 

Si Jaurès a raison de ne pas mettre sur le même plan démocratie et dictature, Yvetot n’a pas tort non plus de remettre en cause la Troisième République qui est loin de représenter la République sociale. La justice est la plupart du temps du côté des puissants, la preuve, on peut condamner à mort en France une personne sur une dénonciation calomnieuse et sur la foi de témoignages douteux voire erronés. Pour les anarchistes, la Révolution ouvrière reste à faire.



[1] Deibler était considéré comme le bourreau français le plus célèbre, en bon exécuteur des peines capitales de la Troisième République. Il officia une quarantaine d’années après avoir succédé à son père.  L’Homme de mort- Anatole Deibler- Carnets d’exécutions- (1885-1939)- L’Archipel-2004- 297 pages
 

 

[2] L’Humanité du 28 Novembre 1910

[3] L’Humanité du 16 février 1911

[4] Idem

[5] Vérités du 1 mars 1911

[6] Les Temps Nouveaux du 25 Février 1911