Communisme libertaire et individualisme anarchiste

Droits travailleurs

Communisme libertaire et individualisme anarchiste

Les milieux imprégnés d’influence anarchiste sont actuellement dominés par un problème idéologique très important qui peut être posé à peu près dans les termes que voici : peut-on opérer une synthèse du communisme libertaire et de l’individualisme anarchiste, deux doctrines qui ont, sinon une origine tout à fait identique, du moins des points d’interférence grâce auxquels les mêmes hommes ont été souvent intéressés et séduits par l’une et l’autre à la fois malgré leurs évidentes contradictions ? Peut-on en opérer la synthèse et peut-on unir les hommes qui les propagent en dépit des différences de conception dont ces deux doctrines procèdent ?

Il convient naturellement d’examiner ce qui sépare et ce qui unit les deux doctrines et leurs propagateurs. Certes, entre elles et entre eux, il y a de nombreuses contradictions. Nous allons essayer d’exprimer celles qui nous paraissent, sinon les plus graves, du moins les plus apparentes.

L’anarchisme social s’insère dans l’activité des mouvements révolutionnaires avec ses grandeurs, ses faiblesses, sa séduction et ses chances qu’il entend courir ; il s’y insère, disons-nous, comme devant jouer un rôle historique. Son but est de faire disparaître l’inégalité économique entre les hommes et la contrainte des administrations d’Etat : la première parce que la société doit tendre, par l’égalité économique, à atténuer l’inégalité naturelle, et non enchérir sur cette dernière en créant artificiellement un autre genre d’inégalité, la seconde parce que l’institution étatique se mue inévitablement en une caste, anonyme ou nominale, dont le parasitisme privilégié ne peut se maintenir que dans l’inégalité.

Tel est le but essentiel de l’anarchisme social.

Pour abolir la condition prolétarienne et restituer la gestion du travail et des choses à la communauté, l’anarchisme social doit être instauré par la classe qui sera la première à profiter du système égalitaire et libertaire, c’est-à-dire le prolétariat, qu’il s’agit de rendre dynamique et d’armer idéologiquement de façon qu’il se libère de son actuelle sujétion.

L’anarchisme social déclare que le prolétariat doit être l’artisan principal, puis le bénéficiaire intégral de cette révolution, et qu’il appartient aux anarchistes de « coller aux masses » pour atteindre ce but.

L’individualisme anarchiste, au contraire, n’a pas de plan de société future à proposer ; il ne s’adresse pas à une classe plutôt qu’à une autre, estimant que la catégorie économique où l’homme est classé par sa condition ne constitue pas un caractère essentiel de sa personnalité ; il répudie, certes, l’exploitation de l’homme par ses semblables, et préconise l’instauration de milieux libres capables d’y échapper ; en même temps qu’il revendique pour l’individu le droit de ne pas être dupe, ni complice, ni victime, des fléaux déchaînés au sein de la société autoritaire, il recommande la création d’un associationnisme efficace ayant pour but de défendre l’individu contre l’empiétement des obligations sociales et de l’Etat.

Il n’entend jouer aucun rôle historique, ne renverser aucun régime et n’en fonder aucun, et, élevant un doute très sérieux sur la possibilité- l’homme étant, en général, ce qu’il est- de lui créer un milieu social où il se passe d’autorité sans danger pour lui, et de telle sorte que la tentation lui soit retirée de la restaurer, n’estimant pas, en tout cas, que l’éventualité d’une société de ce genre soit à inscrire parmi les probabilités d’un avenir prochain, l’individualisme élabore et sécrète une méthode de stratégie défensive valable en tous les temps et sous tous les pouvoirs, et ses adeptes justifient leur indépendance à l’égard des normes sociales par une maturité éthique dont ils entendent fournir l’exemple.

La transformation égalitaire et libertaire préconisée par les anarchistes sociaux semble aussi souhaitable aux individualistes anarchistes qu’elle le leur paraît à eux-mêmes. Les uns et les autres la désirent également, mais l’individualisme la juge trop improbable pour s’y intéresser et, de toute manière, trop lointaine pour qu’il s’y consacre.

Selon l’individualisme anarchiste, la société que veulent fonder les anarchistes sociaux, ou bien retombera dans les erreurs et des fatalités autoritaires qui la leur rendront aussi suspecte et désagréable que peut l’être la société actuelle, sinon davantage ; ou bien ne verra jamais le jour, parce qu’elle est chimérique et prévue pour une race idéale possédant des qualités que la nature a peut être accordées à quelques-uns, mais refusées à la plupart ; ou bien encore ne s’instaurera que dans un avenir si éloigné que c’est pour eux comme un mirage, auquel il est plausible de supposer que l’humanité future accédera, et qui ne concerne pas leur génération.

L’antinomie entre les deux doctrines va très loin. (à suivre)