Le cercle vicieux

Rugir

Le cercle vicieux

A l’heure où le gouvernement français veut embrigader la jeunesse et rendre obligatoire le S.N.U., où les va-t’en guerre font le jeu des industries de l’armement, où l’abominable guerre en Ukraine nous montre la réalité de l’autocrate Poutine, où l’antimilitarisme rame à contre-courant, nous publions le texte de Louis Bertoni de septembre 1945 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Parce qu’il demeure d’une étonnante actualité par certains côtés, toutes choses égales par ailleurs.

« Tout au long de l’histoire les hommes se sont insurgés contre les pouvoirs existants, pour être d’ailleurs le plus souvent vaincus, non sans qu’il en résultât toutefois quelque avantage ou progrès. Mais lors même qu’ils furent vainqueurs, un nouveau pouvoir s’ensuivait, qui, au lieu d’établir un régime de liberté, en revenait à un régime de servitude, malgré quelques changements et transformations. C’est ainsi qu’on a pu à juste raison parler de retour à l’esclavage ou de nouvelle féodalité.

L’histoire s’est mue dans un véritable cercle vicieux. Le mal découlait de l’existence de pouvoirs d’oppression et d’usurpation, mais au lieu d’éliminer ces mêmes pouvoirs, d’autres se formaient qui refaisaient à peu de chose près la besogne des précédents. L’autorité sur les hommes donne la propriété des choses et la propriété des choses donne l’autorité sur les hommes, de là la nécessité d’éliminer autorité et propriété, en tant que sources d’oppression et d’usurpation. Nous nous excusons de nous répéter, mais c’est, hélas !, l’histoire elle-même qui se répète, et contre cette répétition se dresse précisément l’idéal anarchique.

Puisque toutes les formes d’Etat, même à travers un indéniable progrès économique et social découlant des activités des sujets ou citoyens eux-mêmes, ont abouti à la guerre ou à une rupture entre gouvernés et gouvernants, – guerre et rupture désormais à l’échelle mondiale avec des pertes immenses de vies et de richesses et des souffrances inouïes, – les peuples ne doivent plus refaire ces mêmes Etats. La tragique expérience millénaire doit suffire, et au lieu de créer toujours des puissances militaires qui finissent par se dresser les unes contre les autres et par aboutir à des conflagrations, nous devons viser à une société de libres et d’égaux, dont la prospérité serait assurée par le fait même d’être pacifique et de ne plus gaspiller des richesses fabuleuses à préparer et à pratiquer une œuvre de destruction et de mort.

La guerre même nous a révélé l’existence de ressources immenses et la possibilité de les multiplier encore. Si le monde a pu survivre à six années infernales, où au lieu de chercher tout le bien, on a cherché tout le mal possible, c’est que ses moyens d’existence sont considérables. Après les armistices conclus, une amélioration générale ne se produit que lentement, parce que les peuples vainqueurs et vaincus, n’en supportent pas moins encore toute l’armure de guerre et il n’est guère question de la poser pour toutes. Comment cela serait-il possible, puisque les frontières subsistent, tracées plus arbitrairement que jamais et sources ainsi de rivalités et de haines ? Il y a aussi tout un ensemble d’intérêts inavouables propres au régime capitaliste, en lutte les uns contre les autres, et représentant une menace perpétuelle pour la paix. Il nous est bien promis une démocratie universelle, par quoi on n’entend en somme qu’un régime parlementaire, dont ploutocraties et impérialismes jouent aisément. Pour comble d’aucuns voient la perfection de l’ordre démocratique dans le totalitarisme et le panslavisme de Staline, qui, se prétendant menacé sur tout le pourtour de son immense empire, en annexe les populations ou revendique des zones d’influence avec des gouvernements fantoches, soumis à ses ukases.

 

Les pouvoirs vaincus restent non moins belliqueux que les pouvoirs vainqueurs, car ils gardent l’esprit d’une résurrection et d’une revanche à plus ou moins longue échéance, et comme, contrairement à l’autre après-guerre, nous n’entendons guère parler de désarmement, mais exalter surtout les gloires militaires, l’avenir n’apparaît nullement rassurant, et il l’est d’autant moins que même le socialisme, dans ses différentes gradations, s’affirme de plus en plus étatiste. Or, plus un Etat a d’attributions, plus il est en somme totalitaire, plus il réunit ces pleins pouvoirs des périodes de guerre déclarée.

Le nouveau partage des territoires, d’après la volonté de trois ou quatre « Grands », sans que les peuples soient appelés à disposer d’eux-mêmes, aboutit à des injustices sanglantes, qui crieront tôt ou tard vengeance. C’est le propre de toute guerre non de donner à chacun son dû, mais de spolier les uns à l’avantage des autres. C’est pourquoi le monde entier peut en être secoué, sans qu’une solution intervienne et laissant le problème d’une coexistence aggravé, et c’est ce qui nous montre à l’évidence le caractère fou de toute guerre, brouillant tout et ne redressant rien.

Que conclure de tout cela sinon constater la profonde vérité de la tendance anarchique à l’élimination et non à la conquête du pouvoir d’Etat. Et comme cette élimination ne peut guère être voulue par l’Etat lui-même, c’est par l’action directe des peuples qu’il faudra la poursuivre, prenant garde pour les quelques maigres avantages que la législation peut nous procurer, de ne pas nous assujettir encore et toujours davantage à des gouvernements militaristes. Etrange façon pour « vivre dans la réalité », que celle de nous laisser tout prendre, même la vie, dans de terribles massacres périodiques ! »