Albert Camus: antifasciste

Le fascisme, c'est la gangrène et la mort de nos libertés

 

L’Europe de la fidélité

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             Les démocraties de l’Ouest se font apparemment une tradition de trahir leurs amis ; les régimes de l’Est se créent une obligation de les dévorer. Entre les deux, nous avons à faire une Europe qui ne sera ni celle des menteurs ni celle des esclaves. Car il faut faire sans doute une Europe, on a raison de nous le dire au Sénat américain. Simplement, nous ne voulons pas de n’importe quelle Europe. Accepter de bâtir une Europe avec les généraux criminels de l’Allemagne et le général rebelle Franco serait accepter l’Europe des renégats. Et après tout, si c’est cette Europe -là que veulent les démocraties de l’Ouest, il leur était facile de l’avoir. Hitler a tenté de la bâtir, y a presque réussi ; il suffisait de se mettre à genoux, et l’Europe idéale aurait été bâtie sur les os et les cendres des hommes libres assassinés. Les hommes d’Occident n’ont pas voulu cela. Ils ont lutté, de 1936 à 1945, et des millions sont morts ou ont agonisé dans la nuit des prisons, pour que l’Europe et sa culture restent un espoir et gardent un sens. Si certains ont oublié cela aujourd’hui, nous ne l’avons pas oublié. L’Europe est d’abord  une fidélité. C’est pourquoi nous sommes ici ce soir (1).

Si j’en crois les journaux franquistes, le maréchal Pétain appelait Franco l’épée la plus claire de l’Europe. Ce sont des politesses militaires, qui ne tirent pas à conséquence. Mais, précisément, nous ne voulons pas d’une Europe défendue par cette sorte d’épée. Le serviteur des grands nazis, Serrano Suner, vient aussi d’écrire un article où il réclame une Europe aristocratique. Je n’ai rien contre l’aristocratie. Je crois au contraire que le problème qui se pose à la civilisation européenne est la création de nouvelles élites, les siennes ayant été déshonorées? Mais l’aristocratie de Suner ressemble trop aux seigneurs de Hitler. C’est l’aristocratie d’un gang, la royauté du crime, la cruelle seigneurie de la médiocrité. Je ne connais pour moi que deux sortes d’aristocraties, qui sont celles de l’intelligence et du travail. Elles sont opprimées, insultées, ou utilisées cyniquement, dans le monde d’aujourd’hui, par une race de valets et de fonctionnaires aux ordres de la puissance. Libérées et réconciliées, réconciliées surtout, elles feront la seule Europe qui puisse durer ; non pas celle du travail forcé et de l’intelligence asservie à la doctrine, ni celle, où nous vivons, de l’hypocrisie et de la morale des boutiquiers, mais l’Europe vivante des communes et des syndicats, qui préparera la renaissance que nous attendons. Dans cet immense effort, ma conviction est que nous ne pouvons nous passer de l’Espagne.

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